Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1848 > Septembre > 17

17 septembre [1848], dimanche matin, 8 h.

Bonjour, mon Toto adoré, bonjour, je te baise de l’âme et je t’envoie mes meilleures pensées, qui ne sont pas très gaies et qui n’ont pas sujet de l’être par la RUINE PUBLIQUE qui court. Cependant, M. Vilain et Eugénie m’ont apporté hier trois charmantes petites clés pour mon BURGOS [1], mais rien n’a le pouvoir de m’intéresser hors de toi. Aussi, ai-je ce matin le cœur encore plus triste que de coutume et la tête plus malade que jamais. Je sens que les derniers beaux jours de l’année et de ma vie se passent à t’aimer stérilement et j’en éprouve un vrai désespoir. Désespoir qui ne se manifeste pas en larmes au-dehors, mais en découragement et en démoralisation au-dedans. Il me semble par momentsa que le lien entre mon amour et ma raison veut se rompre et je sens la folie passer [vaguement  ?] dans ma [pensée  ?]. L’état dans lequel je vis est si contraire à la nature et au bonheur qu’il est impossible que l’équilibre se maintienne et que tôt ou tard l’idée fixe ne l’emporte pas sur toutes les autres. Ce matin, je suis dans un état singulier que je ne saurais définir autrement que par idiotisme amoureux. Je t’aime sans mesure et sans raison. Je voudrais te baiser de même.

Juliette

Leeds, BC MS 19c, Drouet/1848/81
Transcription de Joëlle Roubine

a) « moment ».


17 septembre [1848], dimanche, 11 h.

Voici l’heure à laquelle j’ai l’habitude de sortir pour aller te voir, mon doux bien-aimé, mais comme c’est aujourd’hui dimanche, je remplace mon voyage quotidien par un gribouillis dominical afin de me faire prendre patience ena t’attendant. Que feras-tu aujourd’hui, mon petit homme ? Est-ce que tu iras encore visiter les prisonniers ? Certes c’est une noble et généreuse occupation, mais j’en connais une qui serait encore plus généreuse et aussi méritoire aux yeux de Dieu, celle de rester auprès de moi et de m’aimer. Si tu savais combien j’aurais besoin d’être secourueb par un peu d’amour, tu ne résisterais pas à mes prières et tu m’accorderais sans regret toute la journée d’aujourd’hui et beaucoup de celles qui suivront. Hélas ! J’ai beau tendre mon cœur à ta pitié, tu ne jettes rien, ni amour, ni tendresse, à peine si tu donnes quelques secondes aux besoins de ma vie. Aussi, je suis profondément triste et découragée. Je voudrais mourir une bonne fois pour toutes. Je t’aime trop, tu le vois bien, mais ce n’est pas ta faute car tu fais bien tout ce que tu peux pour que je ne t’aime pas du tout. Malheureusement, l’entêtement proverbial de mes compatriotes [2] est descendu dans mon cœur et n’en sortira qu’avec ma vie.

Leeds, BC MS 19c, Drouet/1848/82
Transcription de Joëlle Roubine

a) « à ».
b) « secouru ».


17 septembre [1848], dimanche soir, 10 h.

Je ne veux pas me coucher, mon bien-aimé, avant de me réconcilier avec toi. J’avais sur le cœur une sorte de mécontentement douloureux, de jalouse tristesse que tes douces paroles ont dissipés. Aussi maintenant je n’ai plus que le regret de ton absence, c’est bien assez, c’est beaucoup trop, mon Dieu, et je donnerais la sainte République et tous ses augustesa représentants, moins UN, pour vivre côte à côte avec toi, n’importe où pourvu que je ne te quitte pas.
La première chose que mes petites filles [3] m’ont demandée, c’est ton dernier discours [4]. Il paraît que Mme Lemaire disait que c’était admirable et qu’elle regrettait de ne pouvoir pas t’en faire son compliment. Pour les consoler un peu je leur ai lu la préface de Cromwell. Elles étaient ravies. Ce sont vraiment des jeunes filles bien intelligentes et de beaucoup de cœur. Pour moi elles sont charmantes de tout point et j’ai vraiment du plaisir à les avoir pour parler de toi et me décharger un peu le cœur qui est toujours trop plein d’admiration et d’amour. Je m’en suis donné ce soir. Je me suis vengée sur ellesb de toutes les tendresses que je n’ai pas eu le temps de te donner. Bonsoir, adoré, pense à moi et dors bien.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 313-314
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « auguste représentants ».
b) « elle ».

Notes

[1« Le burgos est habituellement un lustre métallique, mais le mot semble désigner ici le meuble dans lequel Juliette range ses plats. La porcelaine dite “japonnée” subissait une cuisson supplémentaire pour avoir l’apparence de la porcelaine fine du Japon. » (Evelyn Blewer, ouvrage cité, p. 130.)

[2Juliette, née à Fougères, élevée à Brest, est bretonne.

[3Vraisemblablement Louise et Julie Rivière qui rendent fréquemment visite à Juliette Drouet.

[4Dans le cadre de la discussion autour de l’article 5 du projet de la Constitution, Victor Hugo a prononcé le 15 septembre son célèbre discours sur la peine de mort.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne