31 janvier 1858

Guernesey 31 janvier 1858, lundi après midi, 4 h.

Cher adoré, vous voyez quelle immense restitus je me taille en l’honneur de mon cœur et du dimanche que vous employez à travailler sans souci de l’orthodoxie et de mon bonheur, qui devient ce qu’il peut pendant ce temps là. Je serais bien allée avec vous sur la montagne ; mais outre qu’il a plu à torrents depuis vingt-quatre heures et qu’il fait du brouillard, je suis toute mal à mon aise et très podagre [1]. Sans cela vous m’auriez eu pendue à votre bras à la face des Guernesiais et des Guernesiaises endimanchés mais ce qui est différé ne sera pas perdu, je l’espère ; dès que les jours seront plus longs, le temps moins humide et mes infirmités moins poltronnes, je vous accaparerai^a le jour, la nuit et toujours et vous bisquerez tout votre saoul^a et ce sera bien fait. En attendant, j’ajourne une fois de plus la lettre que je veux écrire à Julie [2] depuis un mois. Cette fois ci, c’est monsieur Charles qui en est la cause et j’en suis bien aise car si je ne lui avais pas prêté mon Stamps [3] je me serais peut-être forcée à faire cette corvée tandis que grâce à cette bienheureuse circonstance je peux me goberger dans remords, dans ma paresse. Quel bonheur, quel bonheur, quel bonheur ! Je n’ai jamais été une écrivaine de première force autrefois mais à présent, il m’est presque impossible, en dehors de ma chère restitus, de mettre une syllabe devant l’autre pour qui et pour quoi que ce soit. Aussi, je prévois que d’ici à très peu de temps, je n’aurai conservé aucune relation humaine hors de cette île. Le malheur sera médiocre, si j’en juge d’après moi, mais pourvu que je t’aime et que tu m’aimes, le reste de l’univers ne m’importe pas et je m’en fiche à pied, à cheval et en restitus. Telle est ma force. Et vous ? 

Juliette

BnF, Mss, NAF 16379, f. 1
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette

a) « acaparerai ».