Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1846 > Janvier > 9

9 janvier [1846], vendredi matin, 9 h. ½

Bonjour, mon petit bien-aimé, bonjour mon Victor chéri, bonjour. Comment vas-tu ce matin ? J’espère que tu dors encore. Quant à moi la pensée de faire fortune m’a réveillée de bonne heure, comme tu vois. Il est probable que je serai prête à 11 h. Du moins j’y ferai tout mon possible puisque je sais que tu aimes mieux cette heure-là que plus tard. Il n’a rien fallu de moins que cette occasion de m’enrichir pour m’arracher de mon lit après la nuit de quinte et de vomissements que je viens de passer. On aurait dit que c’était fait exprès, le bon Dieu a voulu me faire acheter le gros lot par un gros rhume et une nuit atroce. Il en avait le droit et je l’en remercie, il aurait pu me le faire payer encore plus cher s’il eût voulu. Je ris mais je serais charmée de rire encore plus fort en gagnant pour de vrai tous les plus gros lots. La soif des richesses m’est venue avec l’âge et je suis capable de tout pour l’étancher. Cependant je ne suis pas insensible à d’autres émotions et la lettre de Charlot est là pour le prouver. Je l’attendais avec impatience car je craignais qu’il n’ait eu froid et qu’il ne fût arrivé plus que fatigué. J’avoue que je n’avais pas prévu la nostalgie dont il a été subitement atteint et pourtant en y pensant il n’y a rien de plus naturel que l’ennui de cet enfant séparé de sa famille [1] et quelle famille ! Je comprends son impatience par celle que j’éprouve tous les jours. Son ennui et son dégoût de toute chose, à ceux que je sens séparée de toi. Aussi je lui souhaite de revenir tout de suite heureux et triomphant autant pour lui que pour vous tous. Je me souhaite de te voir tout à l’heure et de passer la journée avec toi, mais hélas, nul n’est prophète en son pays ni dans sa propre cause. Je cours donc grand risque de ne te voir bien tard ce soir, ce dont je m’attriste d’avance.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16362, f. 25-26
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette


9 janvier [1846], vendredi soir, 5 h.

Me voici revenue mon bien-aimé, depuis plus d’une demi-heure déjà. Je suis rentrée en plein grand jour et j’ai eu le temps depuis de serrer et de ranger toute ma défroque et de compter ma dépense. Du reste il m’est arrivé ni accident, ni incident dans ma route. Je suis allée et revenue tout de suite bêtement de chez moi à la cité [illis.] et réciproquement de la cité à chez moi. Je rapporte le nº 265 de la 100ᵉ série et le n° 156 de la 495ᵉ . Maintenant si je ne gagne pas je mériterai plusieurs milliards de giflesª divisées en mille millions de séries les unes sur le nez et ailleurs. Quant à l’exposition des lots il est impossible d’imaginer une plus compliquée et plus hardie mystification. Il y a trente chambres encombrées des MERVEILLES DE L’INDUSTRIE PARISIENNE et quand vous les aurez parcourues avec le doux espoir de gagner une magnifique parure de papier blanc gaufré, une sublime théière en métal d’Alger ou une incomparable paire de pantoufles façon tapisserie, il se trouve que vous êtes floué du tout au tout et que cette exposition est une exposition de marchands dans laquelle vous avez le droit d’acheter des dons pour la susdite loterie [2] mais dans la crainte sans doute que le public ne redemande son argent à la porte. Il y a tout à la fin, à la porte de sortie, une pièce grande comme ma chambre dans laquelle courent les uns après les autres les maigres dons de la reine et de la famille royale. J’en excepte cependant un vieux coffre incrusté d’ivoire avec toutes les ferrures en argent données par le Duc de Montpensier. Le reste consiste en une VACHE DE RACE sans cornes, la malheureuse. On peut la voir à domicile tous les jours de 10 h. à midi. Plus des vieux lits pour des vieux malades, des journées de travail d’homme et de femme, des nègres, des enfants, des nourrices et autres choses d’art de la manufacture Petit Bourg [illis.] Macaire et compagnie. Prenez vos billets, cela ferme demain ou après demain ou les jours suivants. Je soupçonne Harel de n’être pas étranger à cette petite spéculation, elle est digne de lui. Enfin je suis contente et je peux me flatter d’avoir de la flouerie pour mon argent. Je trouve que c’est aussi amusant dans son genre que la pluie de feu du Sieur [illis.] à la Porte-Saint-Martin. Et puis tu es mille fois trop bon et je t’adore et je baise tes chers petits pieds.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16362, f. 27-28
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette

a) « giffles ».

Notes

[1Charles Hugo s’est absenté pour passer son baccalauréat dans la ville de Rennes, qu’il a réussi ce jour même.

[2A élucider.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne