23 janvier 1871

Paris, 23 janvier [18]71, lundi, 2 h. après-midi

Encore une alerte passée mon cher bien-aimé, Dieu veuille que ce soit la dernière. Je le désire plus que je n’ose l’espérer. Comment as-tu passé la nuit ? Moi j’étais si harassée d’émotions que je me suis endormie comme une souche et que rien n’a pu me réveiller entièrement, pas plus la canonnade^a que les bruits de la rue. Aujourd’hui tout paraît apaisé^b et presque morne. On ne voit que quelques rares passants qui passent vite et les troupes silencieuses qui s’en vont je ne sais où sans tambours ni trompettes. Petite Jeanne elle-même n’a pas encore paru ni fait entendre sa douce petite voix. Tout cela sans être alarmant est extrêmement triste et j’en suis tout assombrie. Cette halte dans la boue et dans le sang, loin de me rassurer m’inquiète plus que je n’ose le dire. Je donnerais tout au monde pour être plus vieille d’un mois et surtout pour être hors d’ici avec toi et tes chers petits-enfants. Tant que ce problème ne sera pas résolu il m’est impossible d’avoir un instant de tranquillité. Je ne pense pas que tu aies personne à dîner aujourd’hui autre^c que tes enfants espérons que toutes les servitudes gastronomiques que tu t’étais toi-même créées disparaîtront petit à petit et qu’il ne restera à ta table que tes amis les plus proches et les plus dévoués. En attendant je tâche d’économiser le plus que je peux en te prodiguant tout mon cœur et toute mon âme. J’épargne ton or et je donne mon amour, donc nous sommes quittes.

MLVH Bièvres, 130-8-LAS-VH 38 a, b et c
Transcription de Gérard Pouchain

a) « canonade ».
b) « appaisé ».
c) « autres ».