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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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14 juin 1838

14 juin [1838], jeudi matin, 11 h. ½ a

Vous êtes cause, mon Toto, que j’ai déjeuné dans mon lit et que je vous écris dans mon lit. Si vous aviez voulu, j’aurais employéa mon temps bien mieux dans mon lit. Je me suis endormie longtemps après toi, mon amour, parce que je voulais finir cette stupide pièce, Le Bourgeois de Gand [1]Je voulais suivre jusqu’au bout ce travail honteux des voleurs qui pour dénaturer leur vol font avec un vase d’or ciselé par Benvenuto un informe lingot, bon pour les changeurs du Palais-Royal, de même des filous littéraires, avec les merveilles du génie et de la poésie, ils font de platesc pièces cousues de platesc phrases à l’usage de hideux bourgeois dont l’intelligence n’est pas moins mince que les six liards qu’ils touchent toute la journée. J’avoue que ce genre d’industrie me révolte autant pour le moins que les vols à l’américaine, au polonais, ou à l’Abd-el-Kader. Ceux-ci ont au moins le courage de leur état : ils risquent la galère, tandis que les autres, ce qui peut leur arriverd de pire, c’est d’être de l’Académie. Quante à moi, l’indignation me rend presque aussi feuilletoniste que Théo. Gautier mais j’aime encore mieux vous aimer, c’est aussi drôle et beaucoup plus amusant. Je t’aime, je t’aime, je t’aime. Tâchez de ne pas me laisserf crier toute la journée ce mot si ravissant, je t’aime, dans la solitude.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16334, f. 264-265
Transcription d’Armelle Baty assistée de Gérard Pouchain

a) Une croix est ajoutée entre la date et le début de la lettre.
b) « emploié ».
c) « plattes ».
c) « arrivé ».
e) « Quand ».
f) « laissez ».


14 juin [1838], jeudi soir, 6 h. ¼

Pensez à moi, mon petit homme, aimez-moi, mon Toto, et vous ne ferez que me donner un acompte sur l’énorme somme d’amour que je dépense à vous désirer, à vous attendre et à vous admirer. Je profite, mon bien-aimé, des derniers moments que vous pouvez me donner puisque plus tard vous ne le pourrez plus et que je resterai comme un pauvre chien à la chaîne, n’ayant personne à mordre. Je vous dirai, mon Toto, que Bug a le même succès d’enthousiasme chez Mme Pierceau, elle le dévore, comme tout ce qu’elle connaît de toi. Je voudrais bien, mon petit homme, qu’auparavant de vous mettre en train de travailler sérieusement, nous fassionsa ensemble une petite débauche, il y a des mois que vous me la promettez, il serait bien temps de la tenir, votre promesse, n’est-ce-pas, mon amour ? Je pense que vous dînerez ce soir en compagnie d’un petit chrétien fraîchement rémoulub. Je vous prie de ne pas m’oublier car quoiqu’ilc y ait longtemps que j’aie fait ma première communion, je ne vous en aime pas moins d’un amour saint et sacré car vous êtes mon Dieu. C’est bien vrai, allez, je vous aime de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16334, f. 266-267
Transcription d’Armelle Baty assistée de Gérard Pouchain

a) « nous faisions ».
b) « rémoulue ».
c) « quoique qu’il y ait »

Notes

[1Le Bourgeois de Gand ou Le Secrétaire du duc d’Albe, drame d’Hippolyte Romand et d’Alexandre Dumas, fut représenté pour la première fois au Théâtre de l’Odéon le 21 mai 1838. Derrière l’accusation de « vol », Juliette Drouet stigmatise les méthodes de Dumas, qui s’associait fréquemment à de jeunes auteurs inexpérimentés (tel Romand, qui était un de ses fidèles admirateurs depuis un article qu’il avait fait publier le 15 janvier 1834 dans la Revue des Deux Mondes à la gloire de Dumas) ou à d’habiles charpentiers déjà aguerris, tels Soulié, Cordelier-Dellanoue, Lockroy, Anicet-Bourgeois, Beudin et Goubaux (avant de rencontrer Maquet, qu’il ne connaît pas encore à cette époque). Stéphane Arthur, que nous remercions pour ses indications, commente ainsi cette lettre : « Le Bourgeois de Gand s’inspire de la pièce de Goethe Egmont. Si certains journaux évoquent L’Espion de Fenimore Cooper comme source d’inspiration de Romand, seul cité (Le Constitutionnel, 26 mai 1838 ; Le National, 25 mai 1838...), malgré la transposition de l’intrigue dans le contexte de la « Belgique » de 1568, Juliette fait à n’en pas douter allusion à une autre source, théâtrale, qui a inspiré les dramaturges : Egmont, de Goethe, d’où les références dans la lettre aux « merveilles du génie et de la poésie ». Le Charivari note à ce propos le 2 mai 1838 dans son compte rendu du Bourgeois de Gand : « Le premier acte est un résumé dramatique de cette belle élégie de Goethe, qu’on appelle le comte d’Egmont ». La référence à Benvenuto est un clin d’œil au XVIe siècle et à l’artiste véritable, par opposition aux « voleurs », sans doute inspiré par la préparation de l’opéra de Berlioz Benvenuto Cellini, créé le 10 septembre 1838 à l’Opéra de Paris". La référence au vol ainsi qu’à l’industrie rappelle les clichés des articles à charge contre Alexandre Dumas père, dont certains journaux suggèrent qu’il a participé à la composition du drame. Dumas envisage à cette époque de se porter candidat à l’Académie française, d’où l’allusion de Juliette. [Remerciements à Sylvain Ledda pour ses indications.] 

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