16 juillet 1846

16 juillet [1846], jeudi après-midi, 5 h.

Je suis où tu es, mon Victor adoré, ma personne seule est loin de toi. Je te suis de l’âme, je te vois, je t’écoute, je t’admire et je t’aime absolument comme si tu étais là. Cependant mes yeux sont tristes et mes lèvres cherchent tes lèvres. Si la pensée est satisfaite, le corps souffre. C’est pour cela que je t’attends avec tant d’impatience et que je te supplie de tout mon cœur de venir le plus vite que tu pourras.
J’ai donné Le Rhin à M. Vilain de ta part. Il en a paru comblé et le plus heureux des hommes. Je crois qu’il est moins nul au fond que tu ne le supposes et le crains. En revanche, Eugénie [1] a eu deux ou trois accès de maussaderie d’assez mauvais goût et qui m’embarrassent, car je ne veux pas lui faire sentir devant ce jeune homme ce qu’il y a d’inconvenant dans son humeur, et d’un autre côté, je ne me sens pas disposée à tolérer ces bouderies sans sujet. Cher adoré, je ne devrais pas te dire cela. D’abord parce que c’est incompréhensible dit de cette manière, ensuite parce que cela n’a aucune importance que l’ennui du moment, et puis encore le buste [2] devant être fini demain, j’aurai moins l’occasion de voir les petites maussaderies désobligeantes de ma pauvre Eugénie qui est une très bonne femme au fond. Je me repens maintenant de m’être laissée aller à ce mouvement de mauvaise humeur en te racontant cette petite tracasserie inattendue^a. Je t’aime, je te baise, je t’adore. Je voudrais ne vivre qu’en toi comme je ne vis que par toi et pour toi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 231-232
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « inatendue ».