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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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23 avril [1847], vendredi matin, 8 h. ¼

Bonjour, mon Toto, bonjour, toi que je ne sais plus comment qualifier à force de t’aimer. J’attends demain avec joie car tu m’as assurée que tu n’avais aucun devoir du monde à remplir et j’espère que tu songeras un peu à celui que tu me dois depuis si longtemps. J’ai fait laisser la porte sans verrous jusqu’à dix heures hier au soir dans l’espoir que tu viendrais me surprendre. Mais cela ne m’a pas réussi. Aujourd’hui je n’aurai même pas à espérer puisque nous serons chacun de notre côté. C’est peut-être très commode et très agréable pour vous mais cela ne l’est pas du tout pour moi et j’ai hâte que ce soit bientôt fini.
J’ai écrit hier ce que tu m’as demandé [1]. Ce que j’ai vu seulement car je ne suis pas femme à rien inventer. Je ne suis pas capable de leur faire des enfants après la cérémonie nuptiale. Richi et vous avez seuls ce talent d’invention et de production, quant à moi je me borne au simple récit. Du reste je vois avec plaisir que vous avez renoncé à lire mes gribouillis, ce qui me permet de vous les donner en blanc ou de les surcharger de toutes sortes de choses à mon choix sans souci de ce que vous pourriez en penser. Ceci est bon à savoir et j’en userai dans l’occasion pour me soulager le cœur et l’âme. En attendant, je dépose le long de ce papier de bonnes et pures et vraies vérités : — Toto est une bête, Toto est vilain, Toto est sale, Toto est vieux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16365, f. 88-89
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Voici ce texte, conservé avec cette lettre [MVH-ms-2011-0-29 (1) et (2)], ici transcrit par Nicole Savy, et publié auparavant par Gérard Pouchain dans Souvenirs (1843-1854), Éditions Des Femmes / Antoinette Fouque, p. 115-117 .
Mariage à Saint-Germain-l’Auxerrois

Jeudi 22 avril 1847, 1 h. ½ après-midi

À l’entrée de la porte, près du bénitier de Mme de Lamartine, un groupe de femmes de la halle parlent à voix basse. Elles sont en costume de marché et toutes coiffées en fichu avec des accroche-cœursa monstres. L’une d’elles, la plus vieille et la plus laide, avec le tablier de toile et le couteau de poissonnière au côté, porte de magnifiques boutons en diamants aux oreilles et a au cou une chaîne de dix à douze ranges en jaseron [note du transcripteur : collier d’or formé de petits anneaux]. Devant la porte de la sacristie vont et viennent des hommes et des femmes habillés qui paraissent attendre quelque chose. Au bout de quelques minutes, les femmes de la halle se dirigent vers la sacristie et font cortège à une vieille grognon pansue, affairée, cramoisie, grotesque et importante. La vieille entre sans prendre garde dans la sacristie. Les femmes de la halle saluent les messieurs et les dames qui attendent. Après un instant la vieille ressort de la sacristie. Tout le monde l’entoure et lui fait fête comme à une reine. Les dames de la halle surtout ont l’air de lui faire complimentb de sa toilette et l’admirent de la tête aux pieds en tournant tout autour d’elle. La vieille sourit agréablement et pousse la complaisance jusqu’à ouvrir son châle pour montrer la façon de sa robe de soie groseille, glacée de blanc. Sur son énorme ventre, que recouvre un tablier de soie, s’étale une chaîne de jaseron encore plus volumineuse que celle de la marchande de poissons. Elle a un bonnet blanc en tulle, ruché tout autour, à gros tuyaux, et des boucles d’oreilles à pendeloques démesurément longues et grosses. Elle tire de sa poche des gâteaux, un sucre d’orge et une image qu’elle donne à un petit garçon de trois ou quatre ans qu’un jeune homme tient par la main.
Le bruit d’une canne sur la dalle annonce la sortie des mariés de la sacristie ; la vieille se met en rang et comme au port d’arme. Un jeune homme, le marié, lui prend la main et la mène jusqu’à l’autel en tenant son bras élevé jusqu’aux yeux que, par parenthèse, il a de travers. Un autre jeune homme mène, avec la même cérémonie, une autre vieille qu’on n’avait pas encore vue. C’est, à peu de chose près, la même figure grognon, le même ventre et la même toilette. Les deux vieilles tiennent les deux coins de l’autel. Le marié, nabot, en habit noir, et la mariée, petite, en chapeau de paille cousue avec une branche de lilas dessus, une robe de soie changeante à raies et un châle noir à grands dessins, sont devant l’autel. On apporte sur un petit plateau d’argent les anneaux et la pièce de mariage. Tout le monde a suivi les mariés. Le prêtre commence l’exhortation au marié mais sa voix est sourde, on ne l’entend pas. Les femmes de la halle s’impatientent : « Qu’est-ce qui lui dit ? Qué malheur de rien entendre ; et moi qui étaisc venue pour entendre qu’est-ce qui lui dirait. Y a pas de plaisir. »
Au moment où le prêtre faisait le signe de la croix en montant à l’autel, la première vieille qui était auprès de la mariée l’a fait leverd brusquement en lui faisant une pantomime qui lui ordonnait de se tenir droite et de faire le signe de la croix. Quand le prêtre a demandé au mari s’il consentait à prendre pour légitime épouse……,e la vieille, toujours impérative et furibonde, lui a fait signe de la tête : – Oui. On ne voyait pas la figure de la mariée, cachée qu’elle était par son chapeau ; quant au marié, il était gai, hideux et ignoble. Quand on lui a posé le poêle sur la tête, les deux garçons qui tenaient l’étoffe, soit maladresse ou plaisanterie, la laissaientf pendre sur la tête des mariés. Le suisse avec sa canne l’a relevée par le milieu, ce qui a fait rire le marié.
a) « accroches-cœurs ».
b) « compliments ».
c) « était ».
d) « l’a faite levée ».

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