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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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16 mai 1846

16 mai [1846], samedi matin, 10 h. ½

Bonjour mon cher bien-aimé adoré, bonjour mon Victor trois fois béni, bonjour toute ma vie, toutes mes pensées et toute mon âme à toi. Je voulais t’écrire hier au soir après avoir reçu ta chère petite, trop petite lettre [1], mais j’ai craint de réveiller ma pauvre fille qui avait eu une crise, depuis huit heures jusqu’à 10h, de toux et de vomissements et surtout d’efforts pour arriver à vomir un peu de bile. Je me suis couchée tout de suite pour ne pas faire de bruit. Ce matin elle a eu une autre crise presque aussi longue, ce qui l’a fatiguée horriblement. Sa pauvre petite figure est excessivement altérée et ses pommettes sont plus rouges que jamais. J’ai le cœur plein d’inquiétude et de douloureux pressentiments. Je crains que ce M. Chomel n’ait que trop bien vu l’état de cette malheureuse enfant. Tout mon espoir s’en va de jour en jour avec les forces de cette pauvre enfant. Si tu la voyais ce matin tu penserais comme moi et tu serais rempli de tristesse et de découragement. Quant à moi, j’ai le cœur navré et j’ai à peine la force de lui cacher mon désespoir. Si M. Triger ne vient pas aujourd’hui j’enverrai chercher son suppléant M. Lemoine. Le mal a fait des progrès si visibles depuis hier soir qu’il me serait impossible d’attendre jusqu’à demain pour avoir l’avis du médecin. Même aujourd’hui mes inquiétudes sont telles que si j’avais là sous la main le médecin de son père, je le consulterais en désespoir de cause. C’est sous l’impression du danger que courta ma pauvre fille que je t’écris, mon Victor bien-aimé adoré, en m’efforçant de ne pas pleurer pour ne pas alarmer cette chère enfant. Mais je souffre horriblement et je ne sais pas ce que je deviendrai si tu ne peux pas venir ce soir. Te voir c’est reprendre des forces nouvelles, du courage et de l’espoir nouveaux. Mon âme se retrempe dans un de tes baisers et je rentre chez moi moins tourmentée et moins désespérée. Son père n’est pas encore venu. Je crois qu’il est fort empêché et fort contrarié de cet incident mais je n’ai pas le courage d’en rire devant les souffrances trop réelles et trop alarmantes de sa pauvre fille. Ce que j’éprouve, c’est un dégoût profond et un mépris inexprimable pour cette nature fanfaronne et déloyale. Je m’étais promis de ne plus jamais t’en parler et j’y reviens malgré moi et poussée que je suis par la conduite même de cet homme. Je t’en demande pardon, mon adoré, comme d’une mauvaise action, car je t’associe sans le vouloir à des turpitudes hideuses que ta noble et généreuse nature ne devrait même pas soupçonner. Je baise tes pieds avec respect, tes mains avec admiration et ta bouche avec passion, et toute ta sublime et divine personne avec adoration.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 53-54
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
[Blewer]

a) « courre ».


16 mai [1846], samedi après-midi, 3 h.

J’espère encore mon Toto adoré, j’espérerai jusqu’au dernier moment parce que je sais combien tu es bon et combien tu comprendras le besoin immense que j’ai de te voir. La journée d’aujourd’hui, outre sa maussaderie, a été une des plus longues et des plus tristes à passer de ma vie. Claire a eu la fièvre jusqu’à présent. Elle vient seulement de la quitter tout à l’heure. Dès que cette pauvre enfant est plus calme, je me reprends à espérer. Ma vie se passe dans cet éternel ballottage d’espoir et de découragement. Trop heureuse si au bout de toutes ces diverses émotions je parviens à la sauver. Son père n’a pas donné signe de vie aujourd’hui. Il est vrai que le temps n’est pas favorable pour cela et qu’il ne lui faut pas de prétexte aussi plausible pour ne pas se déranger. Je n’ai vu dans la journée que la bonne Mlle Hureau que rien n’arrête quand il s’agit de donner une preuve de cœur et de dévouement. Depuis dix ans, cette digne et excellente personne ne s’est pas démentie une minute. Ce n’est pas comme sa sœur, Mme Marre, qui ne m’a même pas écrit un mot depuis que ma fille est revenue et quoique je lui eusse écrit plusieurs fois. Cela ne m’est pas autrement désagréable que de constater une sotte et une égoïste de plus parmi les gens que je connais. Voilà tout.
Quel que soit le chemin que fasse ma pensée autour de moi ou dedans moi, j’arrive toujours à ce but que tu es mon amour adoré, le plus beau des hommes par le visage, le plus grand par le génie, le plus noble par le cœur, le plus digne de tous les respects et de toutes les admirations, le plus vénéré et le plus adoré par moi. Je vois Dieu à travers toi. Je crois au paradis quand tu me souris.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 55-56
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

Notes

[1La voici (publiée par Jean Gaudon, ouvrage cité, p. 156) : « Vendredi midi [15 mai 1846] / Je t’écris, mon doux ange, et pourtant j’espère encore que je viendrai. Je t’écris en cas. Il y aura aujourd’hui une discussion à laquelle je serai peut-être forcé de prendre part. Si cela arrivait, je pourrais être empêché. Je veux que ce mot t’arrive et je l’écris à la hâte, car on m’attend. Ô bien-aimée, si tu savais comme tu es ma joie ! comme j’ai besoin de te voir ! comme ta parole est ma musique, comme ta présence est mon soleil ! Songe bien que je ferai tout pour venir, même l’impossible. Dans tous les cas, je te verrais demain, dussé-je aller là-bas sur la tête, mais j’espère encore aujourd’hui. J’arriverai peut-être en même temps que cette lettre. Embrasse bien ta Claire pour moi. Moi je baise tes chers pieds. Je t’aime ! »

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