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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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6 mai 1846

6 maia [1846], mercredi matin, 9 h.

Bonjour mon petit Toto adoré, bonjour mon cher amour. Bonjour ma vie, comment vas-tu ? Moi je vais en t’aimant toujours de plus en plus. Un beau jour on trouvera mon corps vide et mon âme partie vers toi. Je la sens qui cherche toutes les issues dès que tu n’es plus avec moi, comme le ferait un oiseau dans sa cage. Je t’aime comme on aime ce qui est beau, ce qui est bon, ce qui est doux, comme on aime le soleil, l’air et les fleurs. Je t’adore avec tout mon cœur et cela ne me suffit pas car j’ai plus d’amour qu’il n’en faudrait pour remplir tous les cœurs qu’on réunirait en un seul. Cette nuit j’ai à peine dormi et je pensais à toi comme toujours. Je me disais que tu n’avais plus ta petite collation rafraîchissante de la nuit qui te faisait tant de bien et je le regrettais avec chagrin. Encore si je voyais que toutes ces privations et tous ces ennuis tournent au profit du rétablissement de ma pauvre fille, mais jusqu’à présent il n’en est rien. Son état, sans empirer, est toujours le même. Rien n’est plus décourageant ni plus triste que ma situation. Et pour comble de tristesse, je n’en prévois pas la fin prochaine. Cependant ma fille n’a pas toussé cette nuit, quoiqu’elle ait peu dormi, mais jusqu’à présent cela s’est passé ainsi et elle n’en est pas mieux pour cela au bout de la journée. Tantôt je lui donnerai son vin de quinquina [1] qu’Eugénie m’apportera de Paris, parce que le pharmacien n’en avait pas et ne pouvait pas s’en procurer que ce soir ou demain. À ce sujet, je pense que cette pauvre Eugénie attend toujours ta lettre pour M. de Boursy. Dans le cas où tu voudrais la lui faire d’avance, voici ses prénoms : Eugénie Constance Drouet, fille d’un lieutenant d’artillerie [2], 31 ans de service, 3 mois et 16 jours. Elle est âgée de 30 ans, sa mère mariée sous les drapeaux. Avec ces renseignements tu peux faire tout ce que tu voudras mais tu ne pourras rien ajouter à mon amour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 15-16
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « Juin » corrigé d’une autre main.


6 mai [1846], mercredi soir, 6 h.

Ô mon Victor que je t’aime. Plus je regarde en moi-même et plus je vois que je t’aime. Quand tu t’éloignes de moi, il me semble que ma vie diminue, que l’air et l’espace me manquent. La lumière se retire de mon esprit et mon âme vit à tâtonsa. Je suis dans une espèce d’idiotismeb d’amour jusqu’au moment où tu reviens. Je n’ai pas pu te suivre des yeux mon pauvre amour parce que je ne voulais pas rester seule dans ce cabaret et parce que j’espérais rattraperc l’omnibus au bureau. J’ai couru pour rien de toute façon. D’abord l’omnibus était reparti avant que je fusse arrivée, ensuite il n’y a pas d’exemple de place à prendre à cette station pour Auteuil depuis 4 h. jusqu’à 7 h. puisqu’elles sont toutes retenues à l’avance à Paris par les personnes qui reviennent dîner chez elles à la campagne. Force m’a été de revenir à pied, après avoir attendu quelques minutes la fin de la pluie. Je suis rentrée chez moi passablement crottée et mouillée. J’ai trouvé Eugénie qui avait apporté de la part de M. Pradier un magnifique rosier mousseux et une lettre tendrement rococotte. Du reste, le vin de Séguin opère bien des choses qui ont soulagé cette pauvre enfant. Je crois que tu as tort de mépriser cette drogue. Autant elle qu’une autre. Cher adoré, mon âme, souris-moi à ton tour. J’en ai bien besoin car je suis bien triste et bien malheureuse loin de toi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 17-18
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « tatton ».
b) « idiostisme ».
c) « rattrapper ».

Notes

[1Remède à base d’écorces d’arbres du Pérou utilisé notamment dans le traitement des fièvres.

[2René-Henry Drouet, le mari de la tante de Juliette Drouet Françoise Marchandet (sœur de sa mère), est le père légal d’Eugénie.

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