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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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5 mai 1846

5 mai [1846], mardi matin, 8 h. ½

Bonjour mon cher petit bien-aimé, bonjour ma chère petite âme, bonjour mon doux, mon noble adoré, bonjour. Comment vas-tu ? As-tu pensé à moi depuis hier ? M’as-tu regrettéea ? M’as-tu aiméeb ? Moi je ne fais que cela, trop même peut-être parce que la préoccupation de toi et le regret de ne pas te voir comme d’habitude me donnentc une tristesse dont ma pauvre péronelle [1] s’aperçoit puisqu’elle y fait allusion à toute occasion, et il serait possible que cela l’affligeât elle-même. Je fais des efforts sur moi à chaque instant pour lui donner le change, mais je crois qu’elle ne s’y méprend pas. Du reste elle a passé une bonne nuit quoiqu’elle ait très peu dormi. Elle a toussé un peu, mais enfin somme toute, je crois qu’elle va beaucoup mieux. Ce soir ou ce matin, car je ne sais pas du tout quand viendra M. Triger, il me dira si ce mieux est sincère et si nous pouvons nous y fier. Si elle pouvait être guérie promptement, nous planterions la villa Pradier [2] pour nous abriter dans notre bonne petite rue Saint-Anastase [3] au Marais où l’on est si tranquilles, où on s’aime si bien, où tout est honnête, simple et loyal. Le jour où je sortirai de ce taudis hideusement prétentieux avec ma pauvre fille guérie et mon adoré Toto m’aimant toujours, je serai la plus heureuse des Juju et je ne demanderai plus rien au bon Dieu. Jusque là, je bisque, je rage de tout mon saoul et je donne au diable tous les Pradier et tous les Chomel passés, présents et futurs. Sans eux, nous n’aurions pas les angoisses et les ennuis que nous avons à présent. J’aurais continué de soigner ma fille tout doucement chez moi avec l’assistance de ce brave père Triger et je l’aurais guérie peut-être plus vite et plus à coup sûr. Et puis, mon Dieu, ce que je ne dis pas pour ne pas me répéter sans cesse, nous n’aurions pas été séparés. J’aurais toujours vécu auprès de toi, dans le même air que toi, sous la même étoile que toi. Je t’aurais vu plusieurs fois dans la journée et j’aurais pu t’espérer toujours. Tandis que maintenant, quand je t’ai vu un pauvre quart d’heure dans la journée, mon bonheur est fini jusqu’au lendemain. C’est triste, triste, triste. J’ai besoin de regarder souvent le lit de ma pauvre fille pour ne pas maudire le devoir et pour me résigner à souffrir cette séparation pour l’amour d’elle. Je te baise. Je t’adore. Je t’attends.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 11-12
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « regretté ».
b) « aimé ».
c) « donne ».


5 mai [1846], mardi après-midi, 5 h. ½

Voici bientôt l’heure à laquelle je peux davantage t’espérer, mon cher adoré. Viendras-tu ? Pourvu que tu viennes mon Dieu. Depuis ce matin je vis dans cette crainte et....... a

9 h.

Je t’attendais, je t’espérais quand je t’écrivais tantôt, tandis que maintenant je ne suis que trop sûre que tu ne reviendras pas ce soir. Ce que je t’ai envoyé de baisers, de tendresse et d’amour tout le temps que l’omnibus était en vue ne tiendrait pas dans le monde entier si l’amour tenait de la place autre part que dans le cœur. Je suis restée presque à la même place jusqu’à ce que l’omnibus ait tourné la rue. Je ne sais pas si c’est une illusion, mais il m’a semblé que je voyais toujours dans le fond ta douce et ravissante petite tête qui me regardait. Cette illusion, si c’en est une, me remplissait le cœur d’un bonheur triste et doux qui me donnait envie de courir après toi et de te dire en pleurant de toutes mes forces : mon Toto, je t’aime, emporte-moi avec toi. Je suis revenue entièrement par le même chemin, en ayant bien soin de mettre mon pied où tu avais posé le tien jusqu’à la maison. J’ai trouvé ma fille qui avait eu une quinte et qui avait encore vomi. Dans ce moment-ci, je viens de lui donner son sirop de Briant [4]. Dieu veuille qu’elle passe une bonne nuit. Demain je lui donnerai de ce vin de Séguin [5]. Je ne veux pas prendre sur moi de modifier les ordonnances de M. Triger, afin que s’il arrive que le remède n’agisse pas comme il le devrait, on ne m’en impute la cause. Si c’était pour moi, je me conformerais avec joie à tout ce que tu me dirais, mais ici il s’agit de responsabilité et je ne veux prendre que celle que la nature et mon cœur m’imposent. Je ne t’en remercie pas moins du fond du cœur, mon adoré, et je t’en aimerais encore davantage si c’était possible. Je baise tes ravissants petits pieds que j’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 13-14
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) Sept points de suspension.

Notes

[1Juliette Drouet désigne ainsi les jeunes filles en général, et sa fille en particulier.

[2Nom ironique donné au petit logement loué par Pradier, à Auteuil, pour Juliette et Claire, afin que cette dernière puisse y respirer un air plus pur qu’à Paris.

[3Rue où vivait Juliette à Paris, près de chez Victor Hugo.

[4Sirop aux vertus antipyrétiques et anti-inflammatoires.

[5Remède à base d’écorces d’arbres du Pérou appelé aussi vin de quinquina, utilisé notamment dans le traitement des fièvres.

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