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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 11 octobre 1854, mercredi après midi, 3 h.

Il y a aujourd’hui huit jours, mon cher petit homme, que j’étais aux prises avec la forbante [stward] et que je me voyais prête à passer, moi et ma jervarde, à l’état de Gazza Ladra [1]. Grâce à la présence de mon demi gendarme Asplet [2] j’ai pu m’en tirer pour un shelling, moins que rien comparé à l’écorchure dont j’étais menacéea. Serais-je plus heureuse avec ma nouvelle propriétaire ? Je n’ose pas l’espérer mais dans tous les cas je compte sur l’épouvantail Philippe pour intimider la mauvaise foi [latente ?] de mes nouveaux aubergistes. En attendant tu oublies que tu es de musique ce soir et que je te verrai très peu et même pas du tout si tu tardes encore quelques instants puisque tu dîneras beaucoup plus tôt. Je sais bien que tu travailles, mon pauvre poëte de peine, mais je sais aussi que je n’ai pas d’autre joie en ce monde que toi. Tâcheb donc de tout concilier si tu peux : ton travail, d’abord, mon bonheur ensuite et le concert de Mlle Allix ce soir. J’ai copié ce matin, presqu’en me levant, les adorables vers d’hier. Mon Dieu ! qu’ils sont beaux, qu’ils sont puissants et immenses ! Chacune des lettres des mots semble une arche gigantesque d’un aqueduc céleste sur lequel toute la poésie sublime et divine passe. Je voudrais pouvoir te dire mon admiration mais mon pauvre esprit ne s’y prête pas et tout mon cœur et toute mon âme n’y suffisent pas. Aussi je m’arrête éblouie pour ne pas avoir le vertige de l’admiration. J’ai fait aujourd’hui une petite besogne douce et triste : j’ai rangé, relu, baisé et pleuré toutes tes lettres d’amour ; hélas ! il y a dans mon cœur des souvenirs douloureux qui reviennent à la vue d’une date, à la pensée d’un nom, à la mémoire d’un fait sans que je puisse m’en défendre. Je donnerais ma vie future pour effacer de ta vie passée tout ce qui n’a pas été moi. Pardonne-moi, mon pauvre trop aimé, de ne pouvoir pas oubliéc ce que tu as mis tant de générosité à réparer. Je t’aime trop.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16375, f. 333-334
Transcription de Chantal Brière

a) « menacé ».
b) « Tâches ».
c) « oublier ».

Notes

[1La Pie voleuse, opéra de Rossini créé en 1817.

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