20 mai 1854

Jersey, 20 mai 1854, samedi matin, 7 h. ½

Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour mon grand Lion [1], bonjour, je t’aime, ne te réveille pas. Quant à moi j’ai passé une nuit à peu près blanche grâce aux sérénades de mes voisins, lesquels ont crié, chanté, dansé, ri^a, joué du violon une partie de la nuit chez eux et dans la rue. Ce n’est pas que ce charivari me déplaise mais il m’a empêchée de me rendormir une fois réveillée. Mais toi, mon cher petit homme, qu’est-ce que tu as fait cette nuit ? à quelle heure t’es-tu couché ? que t’a^b dit ton lion fantastique ? Tu me diras tout cela dès que je te verrai n’est-ce pas ? Tâche que ce soit bientôt. Du reste il fait un temps charmant et propice aux luncheons. À propos de luncheons, as-tu bien dîné hier nonobstant l’éclipse de ta cuisinière en chef ? Quand je pense à ce que tu es, à ce que tu fais et au peu de bien-être qui t’entoure, je suis saisie d’une sorte de pitié admirative et pieuse comme si je voyais passer devant moi la passion vivante du Christ. Je m’explique mal, mon pauvre bien-aimé, mais ce que je sens est inexprimablement tendre, vénérable et dévoué. Je voudrais pouvoir te faire de la santé, du repos, de la joie, de la vie et du bonheur avec le sang de mes veines, avec mon cœur, avec mon âme, avec cette vie et avec l’autre. Sois béni, mon Victor, je t’aime, je baise tes divines plaies morales avec dévotion, je te souris d’en bas de ta croix et je répands sur tes pieds tout mon amour comme un parfum. J’espère que tu m’apparaîtras tantôt dans un rayon de soleil.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16375, f. 195-196
Transcription de Chantal Brière

a) « rit ».
b) « t’as ».