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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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4 octobre [1845], samedi matin, 9 h. ½

Bonjour, mon bien-aimé, bonjour, mon Toto adoré, bonjour, je t’aime. COROMANDEL, prends garde de le perdre, scélérat. Toto, donne-moi ta commode, je te donnerai la mienne [1]. Toto, donne-moi des rideaux, je te donnerai mon ravissant petit meuble. Toto, ne me donne rien du tout et je garderai quoi que j’aie. J’aime encore mieux ça, je suis sûre au moins de ne pas tout perdre. Jour, Toto, jour, mon cher petit o, mon cher petit enjôleur. Malheureusement vous avez affaire à une certaine Juju auprès de laquelle L’AVARE ACHÉRON est un généreux prodigue. Vous savez qu’en fait de COROMANDEL, je ne lâche jamais ma proie [2]. Vous avez pu vous en convaincre hier. Si votre commode va si bien avec mon meuble, donnez-la-moi, J’AIME AUTANT ÇA. Tout ce que je peux faire pour vous, c’est de vous donner ma propre commode. Je vous donnerai même la tablette de sapin et le morceau de percaline rose qui la recouvrent. Vous voyez qu’en fait d’arrangements, je ne suis pas intraitable. Baisez-moi, mon cher petit floueur [3], on vous donnera ce que vous voudrez pour un baiser, vous le savez bien. Mon avarice ne tient pas contre une caresse de vous, vous l’avez souvent éprouvé. Si je pouvais vous retenir ce soir et vous empêcher d’aller à Saint-James [4], je vous donnerais tout de suite tout ce que vous désirez. Mais vous n’êtes pas homme à me faire ce sacrifice. Je vais être seule toutea

11 h. ¾

Je serai prête, mon adoré, à 2 h. précises. Je ne veux pas perdre l’occasion d’être 2 h. avec toi. Cela ne m’arrive pas si souvent. Vive Toto et la gendarmerie royale, son auguste famille.

BnF, Mss, NAF 16361, f. 11-12
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) La phrase s’interrompt ici.


4 octobre [1845], samedi soir, 5 h. ½

J’ai été bien stupidement étourdie tantôt, mon cher adoré, et j’en ai été bien cruellement punie en te voyant si justement contrarié. Si ta bonté habituelle n’avait pas repris le dessus, je ne sais pas ce que je serais devenue ce soir. Mais grâce au ciel, tu es redevenu tout de suite ce que tu es toujours, le meilleur et le plus indulgent des hommes. Merci, mon Victor adoré, merci du fond du cœur. Un autre que toi m’en aurait voulu. Toi tu as été bon et tu as oublié une faute involontaire et dont je n’ai pas eu le temps d’avoir la conscience. Je t’écris le cœur plein de regretsa de t’avoir contrarié mais en même temps plein de reconnaissance et d’adoration pour la manière si charmante et si douce avec laquelle tu m’as pardonnée. Malgré ta promesse, mon Victor, je n’espère pas t’avoir à dîner. Je n’ose même pas espérer que tu viendras demain. Je sais quelles instances ta famille fera pour te retenir et je comprends tout l’attrait qu’elle a pour toi. Je me résigne donc, tant bien que mal, à passer cette soirée et la journée de demain entièrement seule, trop heureuse si tu viens lundi pour déjeuner. D’ici là, le souvenir de ma sottise et celui de ton ineffable indulgence viendront souvent occuper ma pensée et me faire désirer te voir pour t’en demander pardon et pour t’en remercier à genoux.
Mon Victor bien aimé, mon bon ange, mon divin petit Toto, j’aimerais mieux mille fois mourir que de te déplaire un seul instant. Su tu savais comme c’est bien vrai, tu serais heureux de la bonté que tu m’as montrée tout à l’heure.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16361, f. 13-14
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « de regret ».

Notes

[1La commode évoquée par Juliette Drouet est probablement une commode en laque de Coromandel, meubles particulièrement appréciés par Victor Hugo. Dans Les Misérables, M. Gillenormand possède d’ailleurs un de ces meubles asiatiques : « Il enveloppait son lit d’un vaste paravent à neuf feuilles en laque de Coromandel » (Troisième partie, livre deuxième, chapitre 2 « Tel maître, tel logis »).

[2Référence à un vers de Racine dans Phèdre (acte II, scène V) : « On ne voit point deux fois le rivage des morts, / Seigneur ; puisque Thésée a vu les sombres bords, / En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie ; / Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie. »

[3Floueur : Escroc, trompeur.

[4La famille de Victor Hugo séjourne à Saint-James depuis le 12 septembre. Elle rentre à Paris le 21 octobre.

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