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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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19 juillet [1845], samedi matin, 8 h. ½

Bonjour, mon aimé, mon adoré, mon ravissant petit Toto, bonjour, mon amour doux et triste, bonjour, comment vas-tu ce matin ? En te voyant soucieux hier au soir, je croyais que c’était la douleur de ton bras qui t’inquiétait et je m’efforçais de te distraire par des banalités et des niaiseries, tandis que si j’avais su que tu avais ton pauvre cœur triste, je me serais mise à tes chers petits pieds et je t’aurais entouré de mes bras et je t’aurais tant baisé et tant caressé qu’il me semble que tu n’aurais plus eu de tristesse du tout. Du moins elle aurait été très adoucie. Tu es si bon, toi, que tu sens les chagrins de ceux que tu aimes plus qu’ils ne les sentent eux-mêmes. Du reste, mon Victor adoré, je comprends ce que tu éprouves pour ton cher petit Toto [1], car je le partage. Il me serait impossible de ne pas m’associer par le cœur à tout ce qui intéresse le tien, joie ou tristesse, et surtout tristesse. D’ailleurs, je suis avec ma pauvre grande fille dans la même position que toi dans ce moment-ci, ce qui redoublerait ma sympathie pour ton cher enfant si j’avais besoin d’être stimulée pour les aimer comme une mère, ce dont il n’est pas besoin grâce à l’amour sans borne que j’ai pour toi. J’espère, mon Victor adoré, que les autres concours lui seront plus favorables, quoique je reconnaisse que ce pauvre cher enfant n’ait pas de bonheur dès qu’il s’agit du hasard. Je vais bien prier le bon Dieu pour lui et pour toi. Je serais si heureuse de le savoir heureux et de voir ta chère petite figure rayonnante que je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour cela. En attendant, mon Victor adoré, je ne veux pas que tu sois triste, ni le petit Toto non plus. Je ne le veux pas ou je vous ficherai des coups à tous les deux. Voilà les consolations que je vous donnerai. Oh ! mais c’est que je ne plaisante pas tous les jours, moi. Je n’ai pas BESOIN, MOI, d’avoir des Toto malheureux. C’est bien assez de moi. Aussi je vous ordonne d’être GEAI tout de suite. SOURIS-MOI, PORTE-MOI, AS-TU SOIF ? Dis donc, à propos, ton habit est-il fait ? Il doit être bien beau ton habit. Je m’en fais une idée mais je voudrais bien le voir. Dépêchez-vousa de me le montrer et surtout aimez-moi et baisez-moi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16360, f. 49-50
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) Juliette a dessiné ici Victor Hugo.

© Bibliothèque Nationale de France

19 juillet [1845], samedi après-midi, 1 h. ¾

Je ne t’ai pas encore vu, mon bien-aimé, et je tâche de tromper mon impatience en t’écrivant des grandes lettres, mais cela ne me réussit guère jusqu’à présent, au contraire, car je te désire de plus en plus fort. Tu étais triste hier au soir, raison de plus pour que j’aie besoin de te voir. Aussi je t’assure que tu es bien ardemment attendu dans cette pauvre petite chambre sombre d’où je t’écris ces lignes.
Eulalie est allée chercher Claire. Moi j’ai à peu près fini mon nettoyagea depuis ce matin. Je vais me dépêcher de me peigner à fond et puis je prendrai un bain. Cela ne t’empêchera pas de lire les journaux auprès de moi, je l’espère. Il y a deux ans à pareille époque, nous étions bien heureux. Nous étions ensemble [2]. Je voudrais ne pas te rappeler cela et malgré moi j’y reviens sans cesse. Pardonne-moi, mon adoré, car je suis féroce à force de t’aimer. Je baise ta chère petite bouche de toute mon âme. Quel bonheur si tu pouvais venir à présent. Quelquefois ce souhait me réussit et tu arrives avant que mon gribouillis ne soit fini, mais je ne crois pas que j’aurai cette bonne chance aujourd’hui. Ce ne sera pas faute de le désirer de toutes mes forces, toujours. Jour, Toto, jour, mon cher petit o, Papa est bien i, mais je ne veux pas qu’il soit triste ou je lui donnerai des bons coups. Je n’ai pas besoin d’un Toto triste, entendez-vous. Pauvre bien-aimé, je veux pouvoir te consoler si tu es triste, mais pour cela il faut que tu viennes. Si tu travailles, je me résigne à mon sort, mais si tu ne travailles pas, je m’insurge et je donne ma démission. Je compte sur votre bonne foi pour ne pas être trompée. Nous verrons si ma confiance est bien placée. J’écrirai à Mme Triger tout à l’heure pour qu’elle m’apporte du papier chimique [3] mardi en allant chez son cousin. Du reste, si tu peux ne pas attendre jusque là, j’y enverrai Suzanne. En somme, il vaut mieux se soulager tout de suite que d’économiser deux ou trois gros sous. Tu verras à te décider quand tu viendras. Je te baise, je t’adore, je t’attends.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16360, f. 51-52
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « mon nétoyage ».

Notes

[1François-Victor Hugo a passé le Concours Général où il a échoué.

[2Du 18 juillet au 12 septembre 1843, Victor Hugo et Juliette Drouet ont voyagé à travers la France, notamment dans les Pyrénées d’où ils partent pour plusieurs jours en Espagne. C’est lors de ce voyage que Victor Hugo apprend en lisant le journal que sa fille Léopoldine s’est noyée à Villequier.

[3Le papier chimique est utilisé pour soigner les inflammations. Son action est calmante bien que quelque peu irritante.

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