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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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28 juin 1845

28 juin [1845], samedi matin, 9 h.

Bonjour, mon bien-aimé, bonjour, mon cher petit Toto, bonjour, je vous aime. Comment que ça va ce matin ? Votre cher petit pied doit être tout à fait guéri d’après le mieux qui existait hier ? Cher adoré, je t’aime, tu es bon, tu es beau, tu es mon Toto aimable et aimé, adorable et adoré, tu es mon TOUT.
Tu as raison d’être bon envers tout le monde et principalement envers les femmes, mais tu aurais tort de m’être infidèle parce que j’en mourraisa. Maintenant je me fie à ta bonté et à ta loyauté. Je suis sûre que c’est le meilleur parti que je puisse prendre.
Mon cher petit Toto, il est tout à fait indispensable que tu te fasses faire un HABIT. Ton tailleur et moi en avons le plus grand BESOIN. Le tien, d’ailleurs, est un peu trop SAUCESSÉ [1] et SAUZET. Je t’assure que c’est l’avis de ton tailleur et le mien. Ce serait peut-être celui de Louis-Philippe si tu le lui montrais au grand soleil. L’habit ne fait pas le moine, mais la graisse si : gras comme un moine. Je ne veux pas que tu éclipsesb par un firmament de taches les constellations du président de la Chambre BASSE. Cette tâche est indigne d’un des membres de la Chambre HAUTE et je vous supplie, au nom de votre tailleur, du mien et de celui de l’INDÉGRAISSABLE Sauzet [2] de vous faire faire tout de suite un magnifique habit. En attendant, je trempe mon pain dans les coutures de votre habit et je vous adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16359, f. 349-350
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « j’en mourerais ».
b) « tu éclipse ».


28 juin [1845], samedi après-midi, 4 h. ½

Que veux-tu que je dise, mon bien-aimé ? S’il fallait dire ce que je pense, je ne serais pas embarrassée, mais je crains de t’ennuyer et de t’agacer. Aussi je me contiens et je te demande avis sur l’emploi de mon papier, de ma plume, de mon encre et de mes pattes de mouches ? Je sais bien que j’ai pour ressources les variations du baromètre, c’est beaucoup et ce n’est pas assez pour remplir quatre pages blanches. Je suis très à court de bonne humeur, de patience et de résignation. Mais en revanche, je suis en fond de découragement, de tristesse et de méchanceté. Je pourrais dire, comme Saverny, « On donne ce qu’on a  » [3], mais vous n’êtes pas obligé d’accepter mes élucubrations avec la même philosophie. C’est pourquoi j’y mets une certaine discrétion.
À propos, faites-vous donc faire un habit. Votre tailleur et moi attendons après. Le vôtre, d’ailleurs, n’est plus bon à grand chose et Étienne lui-même ne saurait à quelle SAUCE le mettre. Moi, je vous conseille d’attendre la foire aux jambons pour le vendre avantageusement. D’ici là, il ne pourra qu’ENGRAISSER encore et les LAURIERS ACADÉMIQUES NE NUIRONT pas à son débit, au contraire. En attendant, je vous attends, c’est bien MAIGRE. Que ne suis-je à la place de votre habit, vous me traiteriez un peu plus GRASSEMENT et je n’en serais pas réduite à croquer le marmot [4] vingt-trois heures trois-quarts sur vingt-quatre. Tenez, je vous en veux de m’inspirer autant de stupidités et de niaiseries.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16359, f. 351-352
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

Notes

[1S’agit-il d’un néologisme inventé par Juliette Drouet pour signifier « tacher de sauce », Juliette précisant plus loin « L’habit ne fait pas le moine, mais la graisse si » ?

[2M. Sauzet était connu pour son embonpoint et pour son hygiène douteuse.

[3Juliette cite les paroles du marquis de Saverny, personnage de Marion De Lorme, drame en cinq actes et en vers de Victor Hugo, représenté pour la première fois au théâtre de la Porte-Saint-Martin le 11 août 1831 : « J’étais d’abord à monsieur de Caussade, / Lequel au colonel du marquis me donna. / Maigre était le cadeau ; l’on donne ce qu’on a. / Ils m’ont fait officier ; j’ai la moustache noire, / Et j’en vaux bien un autre, et voilà mon histoire ! » (III, 1)

[4Croquer le marmot : « Se morfondre à attendre » (Larousse).

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