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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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19 juin 1845

19 juin [1845], jeudi matin, 8 h. ¾

Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour, mon Victor adoré, comment va ton pied ? Tu as bien fait de ne pas venir cette nuit si tu t’es soigné et si tu as guéri ton cher petit pied. Mais je ne te pardonnerais pas de n’être pas venu si tu n’as pas pris de repos et mis un cataplasme sur ton bobo. Tant que je ne saurai pas comment tu vas, je serai tourmentée et triste. Je ne parle pas des douleurs rhumatismales parce que je sais par expérience que ça n’est pas dangereux. J’étais bien triste et bien amère hier en pensant que je ne pouvais pas te donner mes soins. Il me semblait aussi que tu ne t’y prêtais pas beaucoup, ce qui redoublait ma tristesse et mon amertume. Si je me suis trompée, je t’en demande mille fois pardon du fond du cœur. Il faut t’aimer comme je t’aime pour avoir ces torts-là à se reprocher. Tâche de ne plus souffrir et je serai trop heureuse de te savoir guéri n’importe par qui.
Eulalie vient de venir. Elle conduira Claire ce matin à la séance de l’Hôtel de Ville. En même temps elle lui portera ton petit livre. C’est encore une épine dans le pied que son examen et que je voudrais bien qui fût tirée. En attendant, je la stimulerai le plus que je pourrai et je la ferai conduire tous les quinze jours aux examens publics. Je t’aime, mon Victor, je t’aime plus que plein mon cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16359, f. 315-316
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette


19 juin [1845], jeudi soir, 6 h.

Je ne te verrai pas aujourd’hui, mon Victor adoré, peut-être pas demain encore. Mon cœur se serre, il me semble que cela ne finira jamais. Cependant je suis quelquefois autant de temps sans te voir, mais je t’espère, mais tu n’es pas souffrant, mais je t’attends sans inquiétude ; tandis qu’aujourd’hui je sais que tu ne viendras pas, que tu ne peux pas venir sans imprudence. Je suis la plus malheureuse des femmes. Vois-tu, mon Victor, tout ce qui m’éloigne de toi, tout ce qui met un obstacle entre mes désirs et mon amour est un malheur et un chagrin pour moi. Je sais bien que tu n’es pas malade et que tu paies par des souffrances peu inquiétantes l’imprudence que tu as faite il y a trois jours, mais je sais que je ne te verrai pas ce soir, pas demain et je suis comme une pauvre folle, je ne sais plus que devenir. Je t’aime trop, mon Victor, vraiment, je t’aime trop. Ma raison finira par céder, je le sens. J’ai une migraine si violente que peut-être je me coucherai dès que je t’aurai écrit. J’ai encore eu une espèce de contrariété avec ma fille. Tu sais que je devais l’envoyer à l’Hôtel de Ville ? Eh bien ! ce n’était pas le jour : ce n’est plus le jeudi maintenant, c’est le lundi et le samedi. Quelle pétaudière [1] que cette baraque. Ces gens-là se moquent un peu de ces pauvres jeunes filles, sans parler des dérangements et des frais que tout cela coûte aux parents. Enfin c’est comme cela, il n’y a rien à dire qu’à rager. C’est ce que je fais de mon mieux, mais cela ne me console pas de mon chagrin. Je suis aussi triste et aussi malheureuse qu’auparavant. Pourvu que tu sois guéri demain, mon Victor adoré, oh ! je ne sais pas ce que je ferais si cela se prolongeait au-delà demain. Soigne-toia bien, mon adoré, ne te fatigue pas afin de ne pas retarder le moment où je te verrai. Je t’en supplie à genoux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16359, f. 317-318
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « soignes-toi ».


19 juin [1845], jeudi soir, 10 h.

Je ne veux pas me coucher, mon adoré bien-aimé, sans t’avoir remercié à genoux pour la bonne action que tu as faite en venant me voir tantôt. J’étais dans l’enfer, ta vue m’a rendu le paradis. J’avais le cœur chargé de tristessesa, ton doux regard les a dissipés. J’avais la tête en feu, ton souffle l’a rafraîchieb. J’étais une pauvre Juju découragée et abattue, tes baisers m’ont rendue forte et confiante. Enfin je ne suis plus la même femme que tantôt, il me semble que je suis la Juju aimée d’autrefois. J’aurais voulu mourir dans ce moment-là. Pourvu que tu ne te sois pas trop fatigué, mon Victor bien-aimé. Oh ! ce serait bien injuste et bien méchant de la part du bon Dieu de te rendre en souffrance le moment de bonheur que tu m’as donné. Cela ne se peut pas, je veux croire que cela ne se peut pas. Je ne veux pas troubler par une inquiétude anticipée le moment d’extase et de ravissement dans lequel je suis. Je veux le prolonger jusqu’à ton retour, en espérant ta guérison d’ici à demain matin. Dors, mon Victor bien-aimé, mets ton cher petit pied hors du lit pour que l’air le rafraîchissec. Cette nuit j’irai le baiser bien souvent pour accélérer la guérison. En attendant, je t’envoie mon âme et ma pensée. Garde les toutes les deux jusqu’à ce que je te les redemande et donne-moi un peu d’amour en échange.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16359, f. 319-320
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « de tristesse ».
b) « l’a raffraîchie ».
c) « le raffraîchisse ».

Notes

[1Pétaudière : Assemblée, réunion de gueux, de mendiants (de la Cour du roi Pétaud).

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