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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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1er janvier 1844, lundi matin, 10 h. ½

Comment te remercier, mon adoré ?
Je sens que t’aimer ce n’est pas assez car c’est ce que tout le monde qui a le bonheur de t’approcher fait. Je sens bien que je ne t’aime pas non plus comme tout le monde mais je sens aussi que c’est insuffisant pour payer ma dette au plus noble, au plus généreux, au plus admirable cœur que Dieu aita jamais formé. Mon Victor bien aimé, je t’aime à genoux. Je t’aime avec dévotion car tu es le bon Dieu pour moi. Je t’aime avec passion parce que tu es mon amant bien aimé, le plus beau et le plus charmant des hommes. Enfin je t’aime par toutes les facultés de ma vie, par tous les pores de mon corps. Mon Victor je voudrais mourir pour toi et je ne peux vivre que par toi.
J’ai baisé ta lettre à chaque lettre de chaque mot. Je la sais déjà par cœur [1]. Je voudrais la dévorer pour la mettre plus près de mon cœur. Si je ne me retenais pas je ferais des folies. J’ai le cœur qui déborde d’amour, de joie et d’adoration. Mon Victor, je t’aime, je t’aime. Je ne peux pas espérer te voir avant trois heures puisque tu vas aux Tuileries [2] dans la matinée. C’est encore bien long d’ici là mais je vais penser à toi et t’aimer de toute mon âme pour me faire trouver le temps moins long.
Je suis presque fâchée d’avoir fait dire au Triger de venir. Sans aller mieux je ne vais pas plus mal et il est probable qu’il n’y a aucun danger et qu’il faut que cette douleur ait son cours ordinaire. Je suis fâchée de commencer l’année par une consultation. Je suis très fâchée d’avoir cédé à un moment d’impatience hier plutôt que d’inquiétude et d’avoir fait dire au médecin de venir. Enfin, c’est fait, et nous en aurons le cœur net toi et moi tantôt.
En attendant, mon cataplasme ne m’a pas fait un bien sensible et je crois que les sangsues ne m’en feraient pas davantage. Il faut, je te le répète, donnerb le temps à la contusion de s’en aller petit à petit. Et puis, ça m’est égal, je t’aime. Je ne souffre pas, voilà ce qui est plus sûr que l’ordonnance de Triger. Je baise tes pieds adorés.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16354, f. 1-2
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette

a) « est ».
b) « donné ».


1er janvier 1844, lundi matin, 11 h. ¾

Je ne veux pas commencer l’année 1844 avec une vieille dette de l’année 1843. Aussi, je me dépêche de barbouiller d’encre, de baisers et d’amour cette pauvre feuille de papier pour m’acquitter de celle que je ne vous ai pas donnée hier.
Mon Toto adoré je t’aime toujours de plus en plus. Comment cela peut-il se faire puisque je t’aime toujours de toute mon âme ? Je n’en sais rien mais il me semble que je t’aime encore plus aujourd’hui qu’hier, que je t’aime encore plus au moment où je te griffonne ce mot que lorsque j’ai écrit la première lettre qui commence ce gribouillis. C’est une illusion probablement. Je t’aime toujours autant mais cet autant-là est si fort qu’il me paraît augmenter de seconde en seconde.
Que fais-tu, mon Toto ? Tu es probablement chez ton roi [3] ? Tâche de n’avoir pas froid car ce ne serait pas avec un nouveau plaisir que je te verrais enrhumé. Mon petit bien aimé, je vous défends de trop regarder les princesses ni les notairesses de l’endroit. Je vous le défends expressément en l’année 1844. Pensez à moi, regardez-moi et aimez-moi, c’est bien assez et je vous le permets. Je vous permets encore de me baiser bien fort.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16354, f. 3-4
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette


1er janvier, lundi soir, 7 h.

Je suis sur mon pauvre machin, mon Toto, mais j’aimerais mieux l’avoir entre deux selles le nez par terre et ne pas souffrir. Je vais me coucher de bonne heure quoiquea je ne sois pas beaucoup plus à mon aise de cette façon. C’est très bête de s’être donné une pareille étrenne et il faut que je sois plus maladroite que je ne sais pas quoi pour l’avoir fait. Taisez- vous Toto, je ne veux pas que vous vous moquiez de moi aujourd’hui, demain je ne dis pas. Je t’ai vu bien peu aujourd’hui, mon cher amour, et si je n’avais pas ton adorable petite lettre [4] à lire, à baiser et à mettre sur mon cœur je ne sais pas ce que je deviendrais. Pauvre ange adoré, ce n’est pas que je veuille te faire un reproche de ton absence aujourd’hui, je sais bien que tu ne t’appartiens pas. Je sais bien que tu as des devoirs de toutes sortes à remplir et dont tu ne peux pas te dispenser mais je t’aime et je souffre de ton absence que ce soit pour une cause ou pour une autre, que ce soit le jour de la Saint Sylvestreb ou celui de la circoncision [5]. Je suis triste et malheureuse quand je ne te vois pas. Cela m’arrive à peu près depuis un bout de l’année jusqu’à l’autre, c’est ce qui n’en fait pas le charme et c’est ce qui est désolant.

7 h. ½

Je viens de vous voir. Je viens de mettre une pauvre petite goutte de bonheur sur mon pauvre cœur déchessé [6] ! Ça vaut toujours mieux que rien quoique ça soit bien peu pour une vieille gouliaffe comme moi. C’est égal, je suis très contente de vous avoir vu n’importe quel petit moment. Vous verrez ce que je vous ferai si vous n’êtes pas gentil ce soir, si vous ne m’apportez pas d’étrennes et si vous ne venez pas de bonne heure. Je me tortillerai mon machin qui est déjà tout de travers et je me ferai un tas de mal pour vous apprendre à ne pas venir auprès de moi. Ça fait que je vous remplacerai par l’élégant, le délicieux, le marécageux Triger. Voime, voime. Ça vous fera enragerc et ça me fera beaucoup de plaisir. Prends garde à toi pôlisson et viens bien vite me baiser ou je tape avec ma [bouche ?].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16354, f. 5-6
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette

a) « quoi que ».
b) « Silvestre ».
c) « enragé ».

Notes

[1Hugo envoie rituellement une lettre à Juliette le 1er janvier. Elle est datée de la veille et commence ainsi : « Qu’un mot d’amour unisse l’année qui finit à l’année qui commence ! Que ce doux adieu au passé soit en même temps une douce bienvenue à l’avenir ! Tu es ma bien-aimée. » Voir CFL, t. VII, p. 839 ou Lettres à Juliette Drouet, texte établi et présenté par Jean Gaudon, nouvelle édition revue et augmentée, Fayard, 2001, p. 128.

[2Hugo est reçu chez le roi.

[3Hugo est reçu chez Louis-Philippe.

[4Lettre rituelle du premier de l’an envoyée par Hugo.

[5La Saint-Sylvestre a longtemps été considérée par l’Église comme le jour de la circoncision de Jésus, les nouveau-nés juifs étant circoncis huit jours après leur naissance.

[6Le participe passé « déchessé » est un néologisme pour « desséché ». Voir « chesse ».

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