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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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23 novembre [1842], mercredi après-midi, 2 h.

Je t’écris de mon lit, mon cher amour, où je suis encore car je souffre toujours un peu de mon rhume. Je me lèverai pourtant tout à l’heure, ne fût-cea que pour faire faire mon lit et pour essayer de me débarbouiller, il me semble que cela me fera du bien.
Je ne sais pas comment tu auras passé la nuit, mon cher bien-aimé, mais moi j’ai à peine dormi quelques heures tant j’étais oppressée et agitée. L’image de ce pauvre mourant [1] me poursuit sans cesse : cette longue agonie est la chose la plus cruelle, la plus pénible et la plus douloureuse qu’on puisse voir. Je prie le bon Dieu à tous les instants de le délivrer de ce reste de vie qui n’est plus pour le pauvre père qu’un affreux suppliceb. Il n’y a plus autre chose à demander pour lui en ce monde et quant à l’autre, je suis sûre qu’il aura la première place parmi les bons et les justes. C’est ma conviction et ma consolation.
J’attends des nouvelles avec une triste impatience car chaque minute d’existence n’estc plus pour ce pauvre homme que des siècles de souffrance. M. Lanvin ou SON cousin viendra m’en apporter tantôt ; d’ici là je prierai le bon bon Dieu pour lui et pour la fin de ses maux. Tu m’aimes, mon Toto bien-aimé, tu me l’as dit hier avec ta voix si douce et je l’ai lu dans tes beaux yeux ravissants. Si j’avais deux âmes ; je te les donnerais. Si j’avais le paradis pour l’éternité, je le donnerais pour une heure de ton amour. Je t’aime, mon Toto adoré. Je t’aime. Je t’aime, je t’aime, je t’aime.
Le temps est encore bien mauvais aujourd’hui, prends garde de ne pas reprendre de rhume. Garde toi surtout de l’humidité pour ta chère petite gorge. J’ai vu le Ledon tout à l’heure, qui m’a dit qu’il croyait que tu ne lirais pas demain [2]. Du reste, il ne m’a appris aucune nouvelle. Je te désire, je t’attends, je t’aime. J’espère que ma chère petite Dédé aura fini aujourd’hui son SARCLAGE [3]. Je crains qu’à force de vouloir bien faire, on ne justifie le proverbe : le mieux est l’ennemi du bien. Dieu sait que ce ne sera pas ma faute et que je vous aurai assez averti. Sérieusement, mon cher petit homme bien aimé, ne pousse pas trop loin ce genre d’épluchage car je t’en parle par expérience et je t’assure que cela a de grands inconvénients.
Maintenant, mon amour, tâchez de venir bien vite me guérir et vous faire adorer par votre vieille Juju. Je vous ferai boire de la bonne tisaned tant que vous en voudrez et je trinquerai avec vous si vous l’exigez.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16350, f. 243-244
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette

a) « fusse ».
b) « suplice ».
c) « ne sont ».
d) « tisanne ».


23 novembre [1842], mercredi après-midi, 3 h.

Je veux vous donner l’exemple, mon cher amour, en payant mes 3 arriérés, quoique je sois encore très souffrante et très malingre, dans l’espoir que vous en profiterez et que vous m’apporterez mes razzias. Trop, 3 ARRIÉRÉS mais que j’accueillerai comme si elles étaient toutes fraîches pondues. Ainsi ne vous privez pas du plaisir de vous ENRICHIR en PAYANT vos DETTES, vous voyez que je m’exécute de bonne grâce. Ô oui, de bonne grâce, mon cher adoré, car mon bonheur, c’est, quand je ne te vois pas, de parler avec toi, de te dire que je t’aime de tout mon cœur, de toutes mes forces et de toute mon âme. Malheureusement, je suis à court de tout ce qui sert d’esprit. Je n’ai qu’un mot dans le cœur et dans le bas de ma plume et lorsque je l’ai dit, je recommence comme je recommence à t’aimer depuis le premier moment où je t’ai vu. Cela peut te paraître monotone, mais pour moi cela a toujours le charme de la nouveauté. Plus je t’aime et plus je t’aime. Voilà ce que je sens depuis bientôt dix ans. Le jour où cela cessera, c’est que je serai morte, et encore, si quelque chose de nous survit, n’importe dans quel monde, et n’importe sous quelle forme, ce quelque chose de moi t’aimera comme je t’aime à présent de toute éternité. J’espère te voir bientôt, mon cher bien-aimé, je vais me lever pour me rafraichira un peu, pour me débarbouiller et pour laisser faire mon lit. J’attends des nouvelles de ce pauvre père. Hélas ! il n’y en a plus qu’une de désirable à présent, et là le bon Dieu la fait attendre bien longtempsb pour ce pauvre malheureux vieillard. Si c’est une épreuve de courage et de dévouement de cette femme [4] qu’il veut faire, il faut avouer qu’elle y répond avec une patience, une résignation et une abnégation presque surhumainesc. Je ne crois pas, qu’à moins d’aimer tendrement un homme, on puisse trouver la force et le courage de faire ce que fait cette femme, depuis dix jours surtout, après mon pauvre père. Il n’y a que l’affection la plus vive et la plus passionnée qui puisse l’expliquer. Aussi suis-je toute disposée à la croire, ce qu’elle paraît et ce qu’elle désire, qu’on la croie, une vraiment bonne et honnête femme dévouée à mon père depuis vingt-cinq ans. C’est donc sans remords que je la laisserai tranquille pour la dernière volonté de mon père, qui a pu être injuste sans le vouloir et sans le savoir envers cette pauvre femme. D’ailleurs son désir, à la valeur numérique près, sera accompli pour les deux personnes qu’il a désignées. Ainsi, de toute façon, ma conscience sera en repos et j’espère et je désire que celle de cette femme soit dans le même état de tranquillité parfaite.
Voici bientôt la nuit, mon adoré, tu vas bientôt venir n’est-ce pas ? Je t’attends et je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16350, f. 245-246
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette

a) « raffraichir ».
b) « long-temps ».
c) « surhumaine ». 


23 novembre [1842], mercredi soir, 4 h.

Tu n’auras jamais le courage de lire tous ces informes gribouillis et je t’en dispense pour tes pauvres beaux yeux que j’aime et que j’adore et auxquelsa je ne veux pas faire de mal. Seulement, je veux te prouver qu’on peut me faire crédit d’amour comme on fait crédit de courage au jeune Marquis de Saverny [5]. Son sang, c’est sa seule monnaie. Moi, c’est de mon cœur que je la tire, ma monnaie, et Dieu sait que je n’en suis pas avare. Mais encore une fois, ce n’est pas une raison, parce que je te paie en millionnaire, pour que tu ruines tes beaux yeux à compter le nombre de fois que je t’aurai embrassé et baisé depuis tes chers petits pieds jusqu’à ta ravissante petite bouche pendant trois grandes et monstrueuses feuilles de papier. Tu aurais plus tôtb fait de compter combien il y a de grains de sable dans la mer, d’étoiles au ciel et de crayon sur la terre et ce serait moins fatigant. À propos de fatigant, prends garde de trop fatiguer ta tête, mon cher amour, aie un peu plus de sollicitude pour ce qui est dedans que pour ce qui est dessus, ça ne sera que juste, en supposant que ce ne soit pas encore plus joli. Je ne sais pas si je parviens à faire comprendre un traître mot de ce que je veux dire mais il me semble que tout ce que j’écris n’a pas le sens commun. Là où je veux être drôle, je suis stupide, où je veux être tendre, ridicule, enfin j’écris comme tu chantes : sublime en dedans de moi, grotesque et discordant au dehors. J’en demande pardon à ta voix mélodieuse, mais je ne trouve pas de comparaison plus juste. Ça n’est pas ta faute ni la mienne mais cela est ainsi. Qu’y faire ? Il vaut encore mieux détoner en chantant parce qu’on est heureux et dire des bêtises en aimant que de ne rien dire du tout, du moins c’est mon avis et mon premier besoin. Toujours est-il, mon bien-aimé, que je te défends d’user tes yeux à lire tous ces monstrueux gribouillis. Je les ai écritsc, cela suffit à mon cœur. Quant à mon amour-propre, cela lui suffit aussi à lui et de reste encore. Ainsi, mon Toto chéri, je t’en prie bien sérieusement, ne lis pas tout ça ce soir, il y en [a] de trop. Je t’aime, je t’aime, je t’aime, entends-tu, mon adoré ? Mais tu n’as pas besoin d’en chercher la preuve sur du papier plus ou moins gribouillé, mes yeux, mes lèvres et mon âme te le diront bien mieux tout à l’heure. Dépêche-toi de venir et tu verras si je te mensd. En attendant, je pense à toi et je te désire, mon Toto chéri, comme je voudrais que tu fissese pour moi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16350, f. 247-248
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette

a) « auquel ».
b) « plutôt ».
c) « écrit ».
d) « ments ».
e) « fisse ».

Notes

[1L’oncle de Juliette, René-Henry Drouet, qu’elle chérit et appelle son père, est gravement malade depuis quelques semaines et hospitalisé aux Invalides. Il mourra ce jour-ci, le 23 novembre 1842.

[2Il s’agit vraisemblablement d’une référence à la lecture des Burgraves pour la présenter au théâtre. Victor Hugo en fait d’ailleurs la lecture ce jour-ci, 23 novembre, au Comité de Lecture du Théâtre-Français.

[3Sarcler : enlever les mauvaises herbes sur un terrain pour le nettoyer.

[4Juliette désigne ici dame Godefroy, avec qui son oncle de s’est mis en ménage dès 1816 et qui prend soin de lui durant la dernière partie de sa vie. Juliette a rencontré des difficultés avec elle et ne l’appelle par son nom que très rarement.

[5Personnage de Marion de Lorme, amoureux de l’héroïne et condamné à mort pour s’être battu en duel avec son amant Didier. La pièce fût créée en 1831 au Théâtre de la Porte-Saint-Martin après avoir été interdite par la censure durant deux ans.

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