Mercredi soir, 8 h. ¼
Si tu crois que tu m’as donné une tâche bien difficile à remplir en m’ordonnant pendant ton absence l’occupation de penser à toi et de t’aimer, tu te trompes. Il me serait plus difficile, et même impossible pour bien dire, de ne pas penser à toi et de ne pas t’aimer. C’est une habitude que je perdrai moins aisément que la vie. Je sens bien que je peux mourir sans beaucoup de regret, et je sens encore mieux que je ne peux pas cesser de t’aimer tant que durera mon âme.
Malgré le projet de rester au lit, je me suis levée pour te voir enjamber les grands ruisseaux avec tes petites pattes, et puis cette curiositéa une fois satisfaite, j’ai pensé qu’il valait mieux dîner debout, et de fil en aiguille, je suis encore levée à l’heure où je t’écris, jouissant de la plus affreuse colique et du mal de tête le plus ridicule. Je crois que je vais prendre le parti de me coucher au plus tôt. J’ai une plume qui a la colique aussi, je crois, car il est impossible d’en rien faire sortir que des gribouillages au lieu de belles lettres bien moulées. Le temps aussi est bien liquide et bien margouillis. Eh bien, le temps maussade, la femme malade, la plume qui crache, tout cela t’aime et t’en donne des preuves incontestables.
Je vous souhaite le bonsoir. Je vais me coucher, que je vous dis, je vais retrouver mon monstre à face humaine [1]. Je n’aurai pas d’effort à faire pour me croire encore avec l’horreur de la nature [2] que vous connaissez.
En attendant que je vous voie, mon cher petit homme, je vous donne, en pensées et en désirs, plus de baisers que vous n’aurez la patience d’en recevoir. Vous étiez bien triste encore aujourd’hui, malgré moi cela me revient.
Juliette
Mme Guérard m’a écrit mais en femme soumise et discrète, je n’ai point ouvert la lettre.
BnF, Mss, NAF 16323, f. 163-164
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « curiositée ».