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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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15 septembre, vendredi matin, 9 h.

Bonjour mon pauvre bien-aimé, bonjour. Je mets toute mon âme sans ce mot : bonjour pour qu’il te donne le calme et la résignation dont tu as besoin aujourd’hui et tous les jours qui suivent. Pauvre père désolé, pauvre homme bien-aimé, qu’est-ce que je pourrais faire pour que tu sois moins malheureux [1] ? T’aimer ? Mais cela ne suffit pas car jamais homme n’a été aimé par une femme comme tu l’es par moi. Prier le bon Dieu ? Mais je le prie et je lui offre ma vie de grand cœur et de toutes mes forces si cela peut racheter l’affreux chagrin dans lequel tu es plongé. Pauvre adoré, pauvre père, pauvre ange, ne souffrea pas, je t’en prie. Je ferai ce que tu voudras mais que je ne vois plus tes pauvres beaux yeux plein de larmes comme cette nuit. Cela me fait tant de mal et je trouve si injuste le bon Dieu te t’infliger toi, si bon, si noble, si doux, si généreux pour tout le monde, que je blasphèmerais et que je commettrais quelque impiété si je ne me retenais pas.
Mon Victor bien-aimé, ma vie, mon âme, pense à moi. Pense à tes autres beaux enfants et aie du courage et de la résignation. C’est ta petite Didine qui t’en prie par ma bouche. Pauvre petite sainte, nous la reverrons, va, et nous serons tous bien heureux. Nous nous aimerons tous comme on s’aime dans le ciel et nous ne nous quitterons plus jamais. Nous ne souffrirons plus, nous ne pleureronsb plus, nous nous aimerons toujours, nous serons dans le paradis enfin. Mais d’ici là, il faut avoir de la force et du courage, mon adoré, il ne faut pas me rendre la plus malheureuse des femmes, et je le suis quand je te vois souffrir.
Mon Toto adoré, je baise tes yeux, ta bouche, ton cœur, tes mains, tes pieds. Je voudrais t’envelopper de mon amour pour que la douleur ne puisse pas passer à travers. Je voudrais mourir pour t’épargner un chagrin. Je t’aime, je t’aime, je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16352, f. 113-114
Transcription d’Olivia Paploray assistée de Florence Naugrette

a) « ne souffres pas ».
b) « nous ne pleurons plus ».


15 septembre, vendredi soir, 6 h. ½

Voilà encore une journée bien longue, bien triste et bien douloureuse, mon cher adoré, passée à t’attendre, à te désirer et à t’aimer. Comment vas-tu, comment est toute ta pauvre famille mon cher bien-aimé ? Je ne peux pas détacher ma pensée de vous tous. Je vous vois, je vous entends, je pleure et je souffre avec vous mes chers pauvres affligés bien-aimés. J’ai le cœur navré de votre désespoir. Je voudrais vous soulager aux dépensa de ma vie ici et là-haut. Je suis pleine d’horribles craintes. Je sens bien qu’il est impossible de souffrir comme tu le fais sans compromettre ta santé. Mon impuissance à te consoler m’exaspère. Mon Dieu que je suis malheureuse, mon Toto bien-aimé, tu ne sauras jamais combien je t’aime. Je regarde la pendule avec un redoublement de tristesse en pensant qu’il faudra que j’attende peut-être encore jusqu’à onze heures ou minuit que tu viennes.
Je sais bien que tu ne t’appartiens pas, mon pauvre adoré, et aujourd’hui moins que jamais. Mais je te sais en proie au chagrin le plus douloureux qu’on puisse éprouver et je suis la plus malheureuse des femmes de n’être pas auprès de toi pour boire tes larmes et baiser tes pieds. Mon Victor adoré, si tu m’aimes, tu te calmeras. Si tu veux que je vive, tu me souriras. Je ne peux pas vivre quand je sens que tu souffres. Si tu savais mon Victor ce que c’est que mon amour pour toi, tu en serais ébloui et effrayé tout à la fois. Je t’aime avec plus que le cœur. Je t’aime comme jamais homme n’a jamais été et ne sera désiré par une femme. Je t’aime, entends-tu, mon Toto, je t’aime. Mon amour t’importune dans ce moment, mon adoré, j’en suis sûre. Je voudrais mourir pour toi et toi, tu ne veux pas vivre pour moi. Je sens bien que cela est, va, méchant et ingrat bien-aimé. Mon Dieu, si je te tourmente et si je t’offense en parlant ainsi, pardonne-moi mon adoré. Mon amour finitb par dégénérer en folie. Je ne sais plus ce que je dis. Je sens que tu souffres et que je suis impuissante à te consoler et cela me désespère et me tue. Je t’aime trop.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16352, f. 115-116
Transcription d’Olivia Paploray assistée de Florence Naugrette

a) « au dépend ».
b) « finis ».

Notes

[1Victor Hugo est en deuil de sa fille Léopoldine, morte le 4 septembre, noyée dans la Seine, tandis que Hugo était en voyage avec Juliette.

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