3 janvier 1853

Jersey, 3 janvier 1853, lundi après-midi, 3 h. ½

J’ai le cœur bien mauvais aujourd’hui, mon pauvre bien-aimé. Aussi ferai-je mieux de m’abstenir de tout contact avec le tien, même en pensée, que de te laisser voir le méchant côté de mon amour. Depuis hier c’est le cinquième gribouillis que je jette au feu. Pourquoi ? Dieu le sait. Pourquoi suis-je ainsi dans le moment où je t’aime le plus ? Je ne le sais pas davantage. Pourquoi ma sympathie pour les souffrances de ce pauvre enfant se traduit-elle en amertume contre nous ? Pourquoi ce jeune amour si vrai, si loyal, si dévoué, si pur et si sublime m’inspire-t-il une sorte de désespoir ironique ?

8 h. du soir

C’est fini, mon bien-aimé, ô oui, mon bien-aimé, bien-aimé. Je ne suis plus méchante, je ne suis plus injuste, je ne suis plus faible, je ne suis plus ingrate, je ne suis plus malheureuse, je te bénis dans le passé, dans le présent et dans l’avenir quel qu’il soit et je t’adore toujours. Je voudrais faire de mon amour pour toi un baume^a pour le cœur de ton pauvre enfant. Je voudrais faire d’une année de ma vie une nuit de repos, de sommeil et de calme pour vous aujourd’hui. Je sens que ce qui manque à mon bonheur complet c’est la possibilité de me dévouer à toi en toute occasion. Si j’avais ce droit comme j’en sens le besoin, il me semble que je ne désirerais plus rien et que rien ne me serait impossible pour te défendre contre le malheur ainsi que tout ce qui t’appartient. C’est le seul regret qui persiste ce soir malgré toutes les douces choses que tu m’as dites ce soir. Aussi mes deux pauvres Toto [1] bien-aimés, dépêchez-vous de n’être plus malheureux pour que je puisse être heureuse à mon aise et sans aucune arrière-pensée douloureuse.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 9-10
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « beaume ».

Jersey, 3 janvier 1853, lundi soir, 9 h.

Si jamais restitus fut peu méritée, c’est bien certainement celle-ci, mon cher petit homme, car jamais il n’y a eu une plus grande abondance d’élucubrations et de stupidités que dans les 24 heures qui viennent de s’écouler. Les cendres de mon foyer et mon pauvre cœur en savent quelque chose. Cependant comme je ne veux pas vous donner le droit de vous dire lésé^a, lésé et parfaitement lésé dans vos gribouillis, je m’empresse de vous faire celui-ci et d’y fourrer en gros et en détail tout ce que j’ai de plus doux, de plus tendre, de plus ardent et de plus dévoué dans le cœur. Quel bonheur si tu pouvais t’en faire, ainsi qu’à ton cher petit Toto, un coussin de repos, de consolation et d’oubli pour cette nuit [2]. Ô mon Victor, je donnerais mon âme tout entière pour cela. Quand je me rappelle ta pauvre tête pâle, tes beaux yeux adorés battus par l’insomnie et le tourment, je ne sais pas ce que je ne donnerais pas pour que tu passes cette nuit tranquillement avec ton cher petit Toto. J’espère que vos nerfs vont enfin se détendre et que la nature reprendra ses fonctions naturelles en commençant par le sommeil, la plus nécessaire et la plus douce de toutes. Je l’espère autant que je le désire, mes deux pauvres petits hommes, mais il faut y mettre un peu de bonne volonté chacun de votre côté. C’est là-dessus que je compte pour passer moi-même une bonne nuit dont j’ai aussi quelque besoin. En attendant, je vous promets d’écouter la marseillaise jersiaise et d’admirer les belles actrices. Telle est ma grandeur, mais ne vous y abonnez pas et dépêchez-vous de dormir. Je le veux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 11-12
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « lézé ».