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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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16 mars 1853

Jersey, 16 mars 1853, mercredi soir, 9 h.

Ô mon pauvre bien-aimé, pourvu que tu ne souffres pas, pourvu que ce hideux incident n’ait pas laissé de trace dans ta santé, dans ton esprit et dans ton cœur, pourvu que je ne te sois pas devenue odieuse par une susceptibilité que tu ne peux pas comprendre, n’ayant jamais rien eu au-dessus de toi, si ce n’est mon amour, pourvu que tu ne regrettes rien dans le passé et que tu n’aies pas peur de l’avenir avec moi. Je reconnais tous mes torts, je me résigne à tout ce que tu voudras et j’accepte toutes les humiliations que tu m’imposeras.
Je te remercie d’avoir recouru après moi, mon pauvre adoré. Je t’en aurais épargné la peine si j’avais eu le droit de retourner sur tes pas dans ce moment-là, mais tu as bien fait de ne pas me laisser revenir sur cet adieu ironique que je n’avais peut-être pas mérité au moins en ce qui touche le respect, l’admiration et l’amour que je t’ai voués. Peut-être même la triste et douloureuse scène d’aujourd’hui vient-elle de l’exagération de ces trois sentiments ; habituée que je suis à élever vers toi ma pensée, mon cœur et mon âme, je suis quasi blessée quand je te vois prendre la peine de descendre jusqu’aux escargots et aux chenilles de l’humanité dans un but que je ne comprends pas souvent. Du reste ta condescendance et ta mansuétude ne m’auraient pas autant froissée si au lieu de s’adresser à une sotte créature qui en profite pour exercer envers moi une sorte de tyrannie impertinente, grossière et stupide qui me révolteraita en toute circonstance mais qui me devient insupportable quand je pense que tu t’en rends complice par une bonté familière et presque familiale à force d’être empressée. Si cette manière d’être, au lieu de s’adresser à une créature qui le mérite si peu, était au contraire la récompense d’un dévouement réel, d’un cœur éprouvé et d’une âme vraiment honnête, loin de m’en étonner et de m’en offenser je m’y associerais moi-même et je ne craindrais pas l’assimilation dans les marques extérieures de ta reconnaissance, mais vraiment est-ce [que] c’estb le cas ici de prodiguer des récompenses du genre de celle d’aujourd’hui ? Si tu le crois j’ai le tort, je pourrais dire le malheur, de ne pas le comprendre et j’ai eu celui, plus grand encore, de ne pas te cacher mon étonnement et mon mécontentement. Je m’en repens d’autant plus que tu étais déjà un peu souffrant et que peut-être tu l’es davantage ce soir. Cette pensée me navre le cœur et me désespère. Je m’en veux de t’avoir fait ce mal, je me maudis de t’aimer trop. Je voudrais mourir pour te débarrasserc d’un amour qui est devenu pour toi comme une espèce de maladie digne de pitié au lieu d’être ton abri, ta joie, ton repos, ton bonheur suprême. Ô si on mourait d’un excès de tendresse, de sollicitude et de désespoir, tu ne me retrouverais pas vivante demain car mes artères en sont gonflées jusqu’à rompre et mon cœur se crispe comme s’il se nouait dans ma poitrine. Mais on ne meurt pas plus de trop aimer que de n’être plus assez aimée. C’est une cruelle expérience que j’ai faite et que je recommence avec un féroce courage dont tu [te] passeraisd bien, mon pauvre trop aimé. Enfin, ce n’est pas tout à fait ma faute, laisse-le moi croire pour m’excuser à mes propres yeux et pour me donner la force de te sourire ce soir à travers mes larmes. Et surtout, mon adoré, ô bien adoré, n’en doute pas si tu veux ne pas offenser la sincérité de Dieu même, je t’en supplie, mon Victor, ne souffre pas, ne te fais pas un tourment de cet incident plus ridicule que sérieux à tout prendre et ne te souviens que du beau soleil, des pelouses fleuries, des arbres verts, de la mer bleue et de tous les joyeux chants d’oiseaux dans notre ravissante promenade de tantôt. De mon côté je vais tâcher de ne penser qu’à toi et au bonheur de t’aimer.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 267-268
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « révolterais ».
b) « est-ce c’est ».
c) « débarasser ».
d) « dont tu passerais bien »

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