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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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8 juin 1872

Paris, 8 juin [18]72, samedi matin, 7 h.

Bonjour, mon tout adoré, bonjour et beau jour aussi car Saint Médard me semble être de belle humeur ce matin et je ne demande qu’à être comme lui pourvu que tu aies bien dormi et que tu m’aimes. J’ai lu hier un très bel article sur L’Année terrible dans L’Avenir d’Auch signé E. Garcin [1]. Il serait bien regrettable que tout ou partie de cet excellent article ne fût pas reproduit dans l’un de tes deux journaux. Quant à moi si j’avais voix au chapitre, je le réclamerais à cor et à cris et même je l’exigerais. Malheureusement je ne suis qu’une pauvre vieille mouche du coche qui bourdonne dans le désert sans être écoutée de personne. Suzanne ne va pas mieux ; je crains qu’elle ne couve une maladie qui la force à se mettre au lit pour longtemps. Cette pensée m’inquiète et m’attriste plus que je ne peux dire, et pour elle et pour moi qui ne saurais comment la remplacer et qui ai un vrai fond d’amitié pour cette pauvre vieille servante malgré ses nombreux défauts. Blanche me dit que sa mère pourrait la suppléer pendant quelques jours pour la cuisine, mais elle est elle-même si souffrante que cela ne pourrait être que pour très peu de temps. Enfin, je verrai ce qu’il sera possible de faire pour ne pas interrompre ton service. Je t’aime.

BnF, Mss, NAF 16393, f. 159
Transcription de Guy Rosa

Notes

[1Dans L’Avenir du Gers paraît le 4 juin 1872 un article du gérant du journal, Eugène Garcin. En voici quelques extraits, communiqués par Christine Carrère-Saucède, que nous remercions vivement pour ses recherches. « Voilà près de deux mois que nous avons salué l’apparition de ce livre […].
Ce livre superbe n’est point, comme on dit de nos jours, dans la littérature mercantile qui emprunte le langage des modes, une nouveauté, une haute nouveauté. […]
O privilèges du génie qui embrasse tous les temps parce qu’il a sur se concentrer dans une époque, dans une peinture, dans un drame, les passions, les désirs, le combats, les défaites ou les triomphes de l’âme immortelle ! C’est la poésie surtout qui lui sert d’instrument. […] Les grandes époques de l’histoire vivent donc par les poèmes qu’elles ont inspirés. Mais combien ces époques elles-mêmes sont plus intéressantes, plus dramatiques suivant que l’âge, la raison de l’humanité ont grandi ; suivant que les problèmes sociaux sont devenus à la fois plus pressants et plus difficiles à résoudre ! Combien aussi ne faudra-t-il pas que le poète ait élargi son âme pour embrasser les derniers événements, et quel sera ce poète ? […]
Ne voyez-vous pas toutes les vanités, toutes les ambitions, tous les égoïsmes, tous les vices, toutes les bassesses, tous les crimes, tous les fantômes, tous les monstres que le passé recèle en sa nuit, et qui se lèvent, et qui se lèvent, pour lutter des dents et des griffes, contre l’avenir qui dans la lumière s’avance ? D’un côté, la jeune République, de l’autre les vieilles théocraties et les vieilles royautés ; d’ici la liberté, de là, les despotismes. Qu’il sera formidable le choc entre les combattants !
Si encore chaque soldat de chaque armée avait la conscience claire de ce qui est inscrit sur son propre drapeau ; mais tout est confus, tout se croise, s’embrouille et s’enchevêtre horriblement le combat devient cohue, pêle-mêle, chaos ; ce ne sont plus seulement des ennemis frappant des ennemis, mais parfois des frères égorgeant des frères. Sombre tableau ! spectacle navrant ! Qui plane au dessus ? […]
Comment la nommer et qui donc pourra la dépeindre, cette époque où nous vivons, époque plus avancée que toutes les autres, et où le sphinx éternel pose à l’humanité une énigme plus grande, plus difficile à résoudre ? Quelle incertitude dans les esprits ! Sans doute, ils sont nombreux les moyens de combattre le mal ; mais aussi que de moyens de combattre le bien ! que d’orages suspendus au dessus de nos fronts ! et les éclairs ont jailli et d’effroyables tempêtes se sont déchainées sur les hommes et il y eut des guerres de peuple à peuple et des guerres de citoyen à citoyen ; et il y eut des fusillades suivies de mitraillades et ceux qui avaient crié aux peuples : Paix ! paix ! il leur fut répondu comme dans la Bible :’Il n’y a point de paix ! » et ceux qui ont crié aux frères ennemis : Conciliation ! conciliation ! ceux-là ont été couverts de boue et parfois traités comme des méchants. Poussière et ruine de l’invasion, fumées et massacres de la guerre civile, vitupères et malédictions au fond des âmes. Voilà ce que on a vu en plein dix-neuvième siècle et comment ressuscita pour nous le siècle de fer. Or cette année de deuils, année de combats inhumains et d’égorgements fratricides, je demande encore comment la nommer et qui pourra la dépeindre ?
ANNEE TERRIBLE ! tel est le mot écrit au frontispice de son livre, par celui qui, depuis un demi-siècle, n’a cessé d’enfanter des œuvres dont chacune a enrichi et notre langue et notre littérature […] Soudain le problème social de notre époque s’est éclairci pour tous : l’Année terrible a trouvé son historien, son rapsode : il est monté, monté si haut dans les régions sereines de la conscience, de la justice, et là-haut, de son regard d’aigle, si bien il a saisi l’ensemble des faits humains embrouillés pour les faibles yeux ; si bien il a enseigné ceux qui guident les peuples et si bien jugés ceux qui se font arbitres du monde, que nous pouvons jeter ce cri de reconnaissance et de joie : Voilà la vérité ! […]
J’ai dit l’âme du livre, non ses épisodes dramatiques et poignants. Mais sur cette épopée si effroyablement humaine par ses tableaux, et si suavement divine par ses aspirations, je répéterai ce qui est écrit du livre sacré des Hindous : « Ayant ravi l’oreille, il excite l’amour, le courage, l’angoisse, la terreur… Apprenez le poème, il donne la vertu ».

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