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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Bruxelles, 25 février 1852, mercredi matin, 8 h.

Bonjour mon adoré bien-aimé, bonjour les yeux fixés sur la dernière page que tu as écrite hier sur mon cher livre rouge [1] ; bonjour l’âme tournée vers tous nos doux et chers souvenirs, bonjour. J’ai veillé bien tard cette nuit pour pouvoir relire cette adorable page plus longtemps et je me suis réveillée de bonne heure pour pouvoir la relire bien plus tôt quoique je la savais par cœur dès la première fois que mes yeux l’ont parcourue. Mon pauvre adoré, je ne sais pas comment j’aurais pu faire autrement dans ces jours de danger puisque ta vie c’est ma vie. Je n’ai aucun mérite en la défendant contre tout ce qui la menace pas plus que je n’en aia à respirer. Je vis en toi et par toi, mon adoré bien-aimé et le jour où tu mourrais, s’il était possible que je ne t’ai pas devancé depuis longtemps je mourrais de ta mort tout naturellement et sans d’autres efforts que de laisser envoler mon âme vers la tienne. Aussi, mon Victor, je te prie de ne pas t’exagérer une conduite [2] qui aurait été celle de tout le monde qui comprenait la grandeur et la sublimité de ton courage et de ton dévouement. Tu ne me dois rien et je te dois tout puisque je t’appartiens. Tu es ma vie et je suis ta créature. Dieu ne doit pas de reconnaissance à l’être qui l’admire et qui l’adore.
Mon Victor la couronne de gloire est faite d’épines pour tous les sublimes martyrs depuis celle du Christ et les rayons de la tienne se sont enfoncés bien avant dans ton grand front et la font saigner bien longtemps. Mais le jour de ton ascension glorieuse arrivera bientôt, mon Victor, j’en ai la certitude morale et ta pensée dominera et gouvernera le monde comme un second évangile aussi grand, aussi généreux, aussi pur, aussi sublime que le premier. Cette seconde vue de l’âme ne trompe jamais et je suis sûre de ce que voit la mienne mieux que si mes yeux pouvaientb voir dans l’avenir.
Mon Victor aimé, mon Victor, martyr, mon Victor adoré, je baise tes chers petits pieds pieusement et je te remercie d’avoir consacréc si splendidement le jour de notre premier souvenir d’amour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 139-140
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Pouchain]

a) « n’ai ».
b) « pouvait ».
c) « consacrer ».


Bruxelles, 25 février 1852, mercredi des cendres après-midi, 2 h. ½

Je t’ai vu partir hier au soir avec un indicible regret, mon pauvre adoré, tant il me semblait injuste de ne pas passer le reste de cette nuit anniversaire avec toi. Pour cette nuit-là, mon doux bien-aimé, j’aurais donné des jours qu’il me reste encore à vivre, autant qu’on en aurait voulu. Mais la providence, à tort ou à raison, ne fait pas de ces sortes de marchés et j’ai dû me résigner à te voir t’éloigner de moi. Heureusement tu m’avais laissé une bien tendre consolation dans les adorables lignes que tu venais de m’écrire, aussi y ai-je puisé jusqu’à la dernière syllabe. Mes yeux troublés par l’émotion pouvaient à peine distinguer les mots mais mon âme impatiente lisait et se pénétrait de toutes ces douces choses avec un saint ravissement. Mon Victor, un seul mot a fait trébucher mon bonheur. Ce mot, qu’une sorte d’hésitation de ta plume, sinon de ton cœur, a fait équivoque dans son acception absolue, aurait mis le comble à ma félicité et à ma confiance s’il avait été écrit couramment et d’un seul jet comme un cri du cœur. Malheureusement il n’en n’a pas été ainsi, aussi ma joie est-elle restée en garde contre elle-même comme si elle craignait de voir intervenir quelqu’un ou quelque chose qui pût l’effaroucher. J’aurais peut-être dû te cacher cette impression involontaire et probablement trop défiante, mais je suis si habituée à ne te rien cacher, mon doux adoré, que je ne pourrai pas même y essayer maintenant. Quant à moi mon Victor, si ignorante sur la valeur des mots et sur leur signification réelle, je t’assure que je ne me tromperai jamais sur le mot amour et que je ne confondrai pas heureuse avec amoureuse, car malgré le lien sympathique qui les relie le plus souvent l’un à l’autre, ils sont pourtant parfaitement distincts et quelquefois parfaitement étrangers l’un pour l’autre. Ce n’est pas que je te blâme d’avoir rectifié ce mot selon le sens que tu y attachais, mon Victor bien-aimé, mais je te prierais de me dire auquel des deux tu t’arrêtes pour que j’en fasse le mot décisif et sacramentel de ma vie et de mon bonheur. En attendant, mon bien aimé, je t’aime tout franc et du plus tendre AMOUR, mieux encore si c’est possible que le premier jour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 141-142
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Pouchain]

Notes

[1Lettre de Victor Hugo à Juliette Drouet, 24 février 1852, Bruxelles : « C’est le Mardi gras, c’est aussi notre anniversaire, car notre premier jour, tu t’en souviens, ce fut le 17 février 1833, mardi gras. – Dix-neuf ans ! Voilà le temps écoulé. Eh bien ! après ces dix-neuf ans, je regarde mon cœur et je le trouve plein de toi, enivré comme il l’était le premier jour, amoureux comme il le sera le dernier. Je t’aime et ce mot contient plus que ma vie. Il contient tout mon cœur / Je t’écris ceci du fond de l’exil. Cette année a été rude. Elle a brisé bien des choses autour de nous ; elle n’a rien brisé en nous. Les jours périlleux sont venus, et je t’y ai trouvée telle que tu es, grande par l’amour, grande par le dévouement. Rien ne t’a effrayée, rien ne t’a arrêtée. Il y a eu des jours et des heures où je ne savais pas si j’avais encore deux minutes devant moi, je vivais couché en joue, je ne savais jamais si la nuit je me réveillerais le matin, grâce à toi, chère bien-aimée, je n’ai jamais eu un instant d’anxiété ni de défaillance. Je sentais la mort tout près, mais je te sentais plus près encore. L’ange me faisait oublier le spectre. J’entendais la clef de ma porte tressaillir sous ta main, tu entrais, je me sentais gardé et sauvé. – Tout ceci me revient, chère ange, à cette heure où je t’envoie mon âme. » G. Pouchain, op. cit., p. 105-106.

[2Juliette fait référence au dévouement absolu dont elle fit preuve lors du coup d’État de décembre 1851.

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