Jersey, 3 septembre 1852, vendredi matin, 7 h. ½
Tu as bien fait, mon doux adoré, de venir me dire ce petit bonjour sur le seuil de la porte, mais tu aurais encore mieux fait d’entrer jusque dans ma chambre, ne serait-ce que pour y baigner tes pauvres chers yeux que j’ai le malheur d’oublier trop souvent [1]. Témoin hier au soir et ce matin. Je m’en veux de ces oublis involontaires, presque comme de mauvaises actions, et pourtant Dieu sait que ce n’est pas faute de penser à toi et de t’aimer trop. J’ai été du reste bien sage ce matin car je n’ai même pas voulu regarder dans quelle direction tu allais pour ne pas avoir la tentation d’épier malgré moi tes pas et ta démarche. Il faut que tu sois libre de faire ce que bon te semble, que tu regardes ce quia te plaît et que tu aimes qui te convient. En somme ce n’est pas ma surveillance qui y pourrait quelque chose, si ce n’est irriter tes désirs si tu en avais qui sont de mauvaise nature et contraires à mon bonheur. Ne voulant pas dans un cas et jamais m’imposer à toi, il faut que tu sois libre de choisir entre mon amour et les séductions érotiques qui pullulent autour de toi, entre ton caprice et ma fidèle adoration. Pour que l’enviée préférence de ton cœur me soit sûrement acquise, il faut que tu sois libre d’en disposer à ton gré. Le cœur ne se prend pas, il se donne, et quelquefoisb aussi il se reprend. Je veux que tu sois libre de reprendre le tien. Cette liberté entière d’action et de pensée t’étant laissée, mon Victor bien-aimé, si c’est moi que tu préfères, si c’est moi que tu aimes des yeux, de l’esprit et du cœur et de l’âme, je suis la plus heureuse des femmes et que m’importe qui tu vois, qui tu écoutes, qui intéresse ta curiosité, où est le sujet de tes observations. C’est pour cela, mon bien-aimé, que je t’ai laissé partir sans regarder quel côté tu prenais. Maintenant je serais bien contente si ta rêverie te ramenait par ici et si elle te permettait de venir me voir un tout petit moment. En attendant je regarde passer à l’horizon un bateau à vapeur qui s’en va, dans l’espoir que tu le regardes en même temps que moi et que, peut-être, tu penses à ta pauvre Juju dans ce moment même.
BnF, Mss, NAF 16371, f. 277-278
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « qu’il ».
b) « quelque fois ».
Jersey, 3 septembre 1852, vendredi après-midi, 1 h.
Vous voyez, mon petit Toto, que ce ne sont pas de vaines promesses que celles que je vous ai faites car je vous ai vu passer ce matin à 10 h. ¾ à travers ma persienne et pour ne pas vous donner de distraction je ne me suis pas montrée. Je me suis contentée d’envoyer mon âme à votre suite en vous cachant ma personne. Encore deux à trois épreuves de ce genre et j’espère être tout à fait domptée et bonne à bâter. En attendant, n’oubliez pas que je n’ai pas d’autres joies que vous et qu’il fait bien triste dans mon cœur quand je ne vous vois pas. J’ai, pour me distraire en ce moment, une affreuse mécanique en fer sous mes croisées qui sert à faire des cordages et dont le bruit assourdissant m’empêche d’entendre mes propres idées. Si cela devait continuer longtemps ce serait pour en devenir idiote. Quel affreux bruit ! Ceci a été oublié dans les vacarmes des Pilules du diable [2]. C’est dommage. Quel beau temps, mon Victor, et comme je serais heureuse d’en profiter avec toi. Je sens que cela serait nécessaire à ma santé et à mon bonheur. Mais de sortir sans toi, je n’en n’ai pas le courage, car loin de me faire du bien cela me fait du mal. J’y ai assez essayé de fois pour savoir le mauvais effet que j’en éprouve. Cependant, mon Victor, si tu ne te hâtes pas de me faire profiter des derniers beaux jours de la saison, plus tard il n’y aura plus de soleil et encore moins de loisir qu’à présent. J’appelle ton attention sur ces deux choses dont malgré toute ma résignation et mon courage il m’est bien difficile de me passer tout à fait : la santé et le bonheur. Le RESTE, j’en ai eu ma petite part hier, mais c’est si rare que cela ne peut pas suffire à tout. Enfin, mon petit Toto, sans la moindre exigence, sans la moindre grognerie, sans la moindre apparence de jalousie et de défiance, je te prie de me donner un peu d’air, de soleil, de joie et de bonheur pendant que c’est encore possible.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 279-280
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette