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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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18 mars 1852

Bruxelles, 18 mars 1852, jeudi matin 7 h. ½

Bonjour mon Victor bien-aimé, bonjour. Je me dépêche de manquer à ma parole en te gribouillant dès l’aurore mais c’est parce que je crains que tu ne te méprennes sur ma résolution et que tu ne prennes pour de la colère et de la mauvaise humeur ce qui n’est que la raison. Vois-tu, mon pauvre bien-aimé, plus je conserve les traditions de notre jeune bonheur d’autrefois, plus la comparaison de notre bonheur monacal d’à présent me frappe et me fait regretter l’autre. Je te l’ai déjà dit : il y a de certaines couleurs qu’on ne doit plus porter après la jeunesse, il y a de certains enfantillages d’amour qu’on ne doit plus avoir dans l’âge mûr. Celui de t’écrire deux fois par jour en est un que rien ne motive, que rien n’excuse, ni l’exubérancea de notre amour ni la fécondité de mon esprit. Aussi, mon adoré bien-aimé, il y a déjà bien longtemps que je sentais la nécessité de supprimer cette douce habitude devenue de jour en jour de plus en plus inutile et touchant presque au ridicule. Il en est encore d’autres que je sens aussi et que je travaille à détruire mais on ne peut pas tout faire à la fois. C’est déjà beaucoup pour moi d’avoir le courage de briser celle-ci devenue pour moi comme une seconde nature. Pour que mes efforts aient quelque succès il faut que de ton côté tu n’insistes pas. Ici la politesse, la galanterie, la bonté, la pitié deviendraient de la dérision et de la cruauté. Je t’en supplie mon Victor laisse-moi faire. J’ai toujours l’espoir que tu t’en trouveras bien. Je t’aime trop, je ne pourrai jamais t’aimer moins, mais je tâcherai de te le cacher le plus possible. Cette mesure est déjà un bon commencement. Toutes les autres viendront à la suite, petit à petit. En attendant, mon pauvre doux bien-aimé, je tâche de discipliner mon cœur et de lui donner les allures graves qui conviennent à son âge.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 221-222
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « exhubérance ».


Bruxelles, 18 mars 1852, jeudi matin, 11 h.

Avant de renoncer pour toujours à l’habitude griffouillante, je veux, mon doux adoré, te donner quittance de tout ce que tu m’as prodigué de bonheur, d’indulgence et de bonté. Hier encore tu as renoncé pour moi à aller à ce cours où tu étais attendu et désiré [1]. Merci, mon Victor, merci pour tant de sacrifices et de générosité. Ma reconnaissance pour n’être plus tenue en partie double et dans des écritures sacramentelles n’en continuera pas moins à cumuler l’intérêt des intérêts que mon dévouement te paiera à vue, le jour et l’heure où tu en auras besoin. D’ici-là je persiste à croire qu’il vaut mieux pour ton repos et pour le mien que je cesse mes verbiages épistolaires. Ainsi mon petit homme, c’est bien convenu, ne t’étonne pas si demain tu ne trouves pas à leur place habituelle mes deux gribouillis quotidiens. Dans ce moment-là je tâcherai d’avoir dans les yeux et sur les lèvres toutes les tendresses et tous les sourires de mon âme.
En attendant je continue d’être plus prudente que jamais avec le déplorable entourage que tu sais [2]. Ta dignité et ta sécurité ne fussent-elles pas autant intéressées que je le ferais par instinct répulsif et par respect pour moi-même. Je sais, par une longue et douloureuse expérience, qu’il n’y a pas de vertu si elle n’est pas patentée par le mariage, qui puisse vous mériter l’estime et la considération officielle. Mais je sais aussi qu’il n’y a pas de vice si cynique qu’il soit, si insolent, si bien rétribué qu’il soit, si bien entouré et si bien accueilli qu’il soit qui puisse me tenter et me séduire.
Avant d’être purifiée par ton amour j’étais encore une honnête femme dans la vraie acception du mot. Aussi, mon Victor bien-aimé, j’espère passer à travers toutes ces honteuses corruptions sans en respirer seulement l’odeur tant je me tiens physiquement et moralement à l’écart.
Pour la dernière fois, sur le papier du moins, je te baise depuis la tête jusqu’aux pieds et je répands tout mon amour, parfum de mon âme, au-devant de toi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 223-224
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Le cours d’ Émile Deschanel, très fréquenté.

[2À élucider.

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