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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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20 décembre [1841], lundi, midi ¼

Bonjour mon Toto bien-aimé, bonjour mon Toto chéri, bonjour vous, bonjour toi. Tu as oublié ta bourse et j’en suis bien aise parce que ça te forcera à revenir la chercher peut-être un peu plus tôt que tu n’aurais voulu venir. À ce point de vue, j’en suis bien aise. Voilà, c’est bien fait. J’ai déjà eu affaire avec ma blanchisseuse, j’ai compté une partie de ma dépense et j’ai fait donnera la liberté à Jacquot qui me regarde écrire d’un air sournois sur son bâton. Affreux animal.
Eh bien, vilain dégoûtant, qu’est-ce que vous avez fait du suc de pommes aux vieilles chaussettes et aux vieilles araignéesb confites ? Je suis sûre que vous en aurez donné à ces pauvres enfants en leur disant comme l’ÉPICIER de la chanson : sucezc-moi ça, vous m’en direz des bonnes nouvelles [1]. Affreux cochon que vous êtes. Allez, taisez-vous, dégoûtant.
Comment va mon pauvre petit Toto [2] ? J’espère que ça va bien ce matin et que la fatigue d’hier n’aura pas d’autre suite. Ce pauvre petit bien-aimé n’a pas de bonheur du tout, heureusement qu’il a beaucoup de courage. Je vais bien prier le bon Dieu pour lui afin qu’il soit guéri ce soir et qu’il n’ait plus le chagrin de sed voir retenu sur un bon petit fauteuil à côté d’un bon feu avec une bonne petite Dédé qui le dorlotee, tandis que les affreux petits camarades, le nez violet, les mains rouges, les pieds en verrousf et la goutte au nez piochent sur des hideux bancs sous le regard d’un horrible maître d’école bête et méchant. C’est qu’en effet, il y a de quoi se désoler et s’arracher des poignées de cheveux.
Voime, voime, voime. Baisez-moi, vous, vilain monstre. Pensez-vous à moi seulement ? M’aimez-vous un peu ce matin ? Moi, je vous aime comme une pauvre Juju que je suis. Baisez-moi.

BnF, Mss, NAF 16347, f. 229-230
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « donné ».
b) « arraignées ».
c) « suscé ».
d) « ce ».
e) « dorlotte ».
f) « verroux ».


20 décembre [1841], lundi soir, 5 h. ¼

Avouez que je suis bien bonne pour vous faire si beau quand ce n’est pas moi que le four chauffe ? En vérité, je suis d’une pâte comme on en voit peu, comme on n’en voit guère, comme on n’en voit pas. Cependant, je vous conseille en amie de ne pas vous y fier.
Vous ne m’avez pas dit comment allait le petit Toto et moi, je n’ai pas eu le temps de vous le demander. En vérité, c’est scandaleux de vous voir vous sauver de chez moi dès que vous y êtes entré comme si j’avais la galle ou la peste. Dorénavant, j’entends et je prétends que vous ne sortiez de chez moi que lorsque je vous l’aurai PERMIS. En attendant, tâchez de ne pas faire le joli cœur aux filles de boutiques et AUTRES parce que je ne rirais que d’une joue.
Décidément, je suis résolue à renvoyer Jacquot à sa maîtresse [3]. Il est toujours intraitable, il m’a morduea de nouveau tout à l’heure et il PUE COMME UN RAT MORT. Je n’en veux plus, je n’en veux plus sous aucun prétexte, c’est bien décidé. J’aurai, si je peux, l’OQUET gris [4], mais je ne veux pas celui-là. Voilà mon opinion politique et littéraire sur cet oison et cet oiseau. Quant à vous, je ne me prononce pas encore pour le BANNISSEMENT mais cela ne tardera pas si vous continuez votre système d’embêtage et d’absence prolongée. Sur ce, j’ai l’honneur d’être celle qui vous flanquera des giffes au prochain numéro.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 231-232
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « mordu ».

Notes

[1Les gendarmes, communément appelé Le poème des gendarmes, poème en deux chants par Jacques Charles Odry (1781-1853), acteur comique qui fait ses adieux à la scène en 1841, sur un air de fantaisie : « Y avait une fois cinq, six gendarmes, / Qu’avaient des bons rhumes de cerveau. / Ils s’en vont chez les épiciers / Pour avoir de la bonne réglisse. / L’épicier donne des morceaux de bois / Qui n’étaient pas sucrés du tout. / Puis il leur dit : Sucez-moi ça ; / Vous m’en direz des bonnes nouvelles. / Les bons gendarmes sucent et resucent / Les morceaux de bois qu’est pas sucré. / Ils s’en vont chez les épiciers : / Épicier, tu nous as trompés. / L’épicier prend les morceaux de bois ; / Il les fourre dans la cassonnade. / Les bons gendarmes n’ont plus eu de rhume. / Ils ont vécu depuis en bonne intelligence ». Il apparaît dans une brochure publiée en 1820 chez Huet et Barba sous le titre Les Gendarmes, réédité en 1825 puis en 1826 dans une édition enrichie comprenant Les Gendarmes, « poème en deux chants, par M. Odry, suivi de notes, remarques et commentaires, par M. Léonard Tousez, du Canon des cuisinières, et du Conscrit de Corbeil, Romance ; le tout précédé d’une Épître à M. Odry, par M. E. Arnal. À Paris, au Palais-Royal, chez les libraires qui tiennent la haute littérature, et aux foyers de tous les théâtres ». Ce poème se serait vendu selon le biographe d’Odry à 60 000 exemplaires (Olivier Bara, « Dérive, déliaison, délire : du scénario vaudevillesque au calembour “à l’Odry” », colloque Le rire moderne, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013, p.377-392).

[2François-Victor Hugo, que Juliette surnomme « le petit Toto » ou « l’autre Toto », est un enfant de santé fragile, malade quelques jours plus tôt. Il va développer une maladie pulmonaire très grave peu de temps après.

[3C’est Laure Krafft qui a donné ce perroquet à Juliette.

[4Il s’agit d’un perroquet gris que Juliette a vu lors d’une promenade le 13 décembre et qu’elle ne cesse de réclamer depuis pour remplacer Jacquot.

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