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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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14 décembre [1841], mardi soir, 5 h. ¾

Vous ne faites que paraître et disparaître absolument comme le soleil dont vous êtes L’IMAGE, et comme lui vous laisseza l’ombre et les regrets, cette neige et cette glace du cœur. Où allez-vous si beau, si paré et si pressé ? J’aurais dû vous suivre et m’assurer par moi-même de votre conduite, c’est ce que je ferai dorénavant.
J’espère que j’ai bien fait toutes vos commissions ? Vous ne faites pas les miennes comme ça, vous, il n’y a pas de danger. Depuis le temps que je vous dis de m’aller chercher le OQUET gris. Il m’a fallu huit ans et demi pour avoir la boîte à volets et il m’en faudra probablement le double pour avoir le susdit oquet gris. Ainsi, pour peu que je sois pressée, j’ai le temps d’attendre. À propos d’attendre, je vous prie de ne pas me jouer le même tour ce soir qu’hier parce que je ne rirai que d’une joue et que je me fâcherai de l’autre tout cramoisi. C’est se moquer un peu trop fort de la Juju que de la faire attendre auprès de ses tisons jusqu’à trois heures du matin un affreux bonhomme qui ne vient pas. Tâchez que ça ne vous arrive plus.
Je n’ai pas mangé de votre chocolat, vilain avare de gourmand. J’ai gardé mon mal d’estomac et mon estime que je ne vous ficherai certainement pas car vous ne la méritez guère. J’aimerais mieux la donner à Jacquot qu’à vous, ainsi vous voyez.
Je sais quelqu’un qui serait à la joie de son cœur si Barbedienne lui tenait la promesse qu’il lui a faite [1], je sais une Juju qui sera bien heureuse dans seize jours un quart [2], enfin je sais une FAUME qui vous adore en dépit de vos vices et de votre difformité. Quel courage, hein ? Baisez-moi, monstre, et tenez-vous pour averti.
Ma foi, vous n’avez jamais si bien fait que de me mettre votre PLACARD sous le nez, cela m’a donné l’occasion et le DROIT de voir le plus ravissant chapitre du monde sur la souris et sur le lézard-salamandre qui a failli vous débarrasser de moi à tout jamais [3]. J’ai lu encore un fragment de cette fameuse CONCLUSION que la scélérate de Didine m’avait interceptéeb [4] et j’ai sentic dans mon cœur de Française l’ardillon allemand qui blesse MA BELLE PATRIE depuis plus de vingt-cinq ans [5]. Oui je me suis régaléed, oui je m’en ai mis jusqu’aux oreilles, oui oui et je le ferais encore si j’osais me plonger DANS LES BONNES FEUILLES. Je le ferai si vous ne venez pas bien vite. Tiens, c’est vrai ça aussi, pourquoi me laissez-vous toujours seule.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 209-210
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « laisser ».
b) « intercepté ».
c) « sentie ».
d) « régalé ».

Notes

[1Juliette a fait fondre par Ferdinand Barbedienne un buste de Hugo qu’elle a enfin reçu le 29 novembre. Cependant, elle attend aussi de lui un médaillon contenant le portrait de son amant, mais le 20 novembre, elle redoutait qu’il ne fasse banqueroute.

[2À l’occasion de la nouvelle année, Hugo écrit toujours à Juliette une lettre qu’elle conserve précieusement dans le Livre rouge, et elle aime faire le décompte des jours qui la séparent des cadeaux qu’il lui fait.

[3Hugo vient d’achever la rédaction des lettres, de la Conclusion et de la Préface du Rhin, remis à ses imprimeurs pour une parution en deux volumes début 1842. Juliette mentionne la lettre XV intitulée « La Souris », nom d’une ruine visitée par Hugo : « Cependant le soleil était descendu derrière la montagne, et j’allais faire comme lui, quand quelque chose d’étrange a tout à coup remué près de moi. Je me suis penché. Un grand lézard d’une forme extraordinaire, d’environ neuf pouces de long, à gros ventre, à queue courte, à tête plate et triangulaire comme une vipère, noir comme l’encre et traversé de la tête à la queue par deux raies d’un jaune d’or, posait ses quatre pattes noires à coudes saillants sur les herbes humides et rampait lentement vers une crevasse basse du vieux mur. C’était l’habitant mystérieux et solitaire de cette ruine, la bête-génie, l’animal à la fois réel et fabuleux, ‒ une salamandre, ‒ qui me regardait avec douceur en rentrant dans son trou ».

[4Juliette est en concurrence avec Léopoldine Hugo pour la copie des manuscrits de Hugo.

[5Il s’agit du chapitre XVI de la Conclusion : « Grâce à la politique de Londres et de Saint-Pétersbourg, depuis vingt-cinq ans nous sentons l’ardillon de l’Allemagne dans la plaie de la France. De là, en effet, entre les deux peuples, faits pour s’entendre et pour s’aimer, une antipathie qui pourrait devenir une haine. »

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