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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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22 mai 1841

22 mai [1841], samedi matin, 10 h.

Bonjour mon cher adoré bien-aimé, bonjour mon amour, bonjour mon Toto ravissant, je t’aime. Je viens de recevoir une lettre de la mère Pierceau que j’ai reconnue à son écriture et à son cachet, ce qui m’a autoriséea à l’ouvrir. Elle contient des compliments pour ma fête [1] et surtout mille rugissements de bonheur des Pierceaub et des Desmousseauxc pour les places que tu as eu l’imprudence de me faire leur offrir pour le jour de ta réception [2]. Du reste, je n’ai aucune nouvelle de Mme Krafft, ce qui est très héroïque [3].
J’attends ma fille aujourd’hui et M. Triger tantôt [4]. Quant à ma fille je suis bien sûre, mon adoré, que tu ne voudras pas nous faire un chagrin irréparabled le jour de sa 1re communion. [5] Je suis assez résignée tout le long de l’année et toujours prête à faire ce que tu désirese à minuit comme à midi, à 2 heures du matin comme à sept, pour que tu aies la complaisance une seule fois dans la vie de me rendre la pareille. Aussi, mon bien-aimé, je compte là-dessus comme sur l’évangile ou plutôt comme sur ton amour, ce qui est mon évangile de tous les jours, pour être exact à l’heure ce seul jour-là.
Je t’aime et je t’adore.
Je viens d’envoyer le petit bandeau chez le bijoutier [6].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 175-176
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « autorisé ».
b) « Pierceaux ».
c) « Démousseaux ».
d) « irréparrable ».
f) « désire ».


22 mai [1841], samedi après-midi, 2 h. ¾

Je suis sous les armes [7], mon adoré, toute prête à tout, même à aller manger la matelotea [8] sous les Marronniersb [9] en fleurs ou non, par la pluie et par le soleil, sur la terre et sur l’onde, avec ou sans PARASOL [10]. Hélas, toutes ces bonnes dispositions n’aboutiront qu’à une consultation de médecin stupide et rien de plus. Enfin j’ai été si heureuse et si comblée hier que je n’ai pas le droit de me plaindre, ni aujourd’hui, ni demain, ni les autres jours d’ici à bien longtemps, bien longtemps.
J’ai mis ma chère petite lettre avec le manuscrit après l’avoir lue et relue, baisée et rebaisée, parce que sur mon cœur elle s’use trop vite et qu’il faut que je la ménage pour la garder jusqu’à ma mort [11]. Je t’aime, mon Toto, tâchez de ne pas passer tout votre temps chez Mme Picardet [12] etc d’être ici tout à l’heure pour la consultation du célèbre Triger. Baisez-moi, vieux pôlisson, et aimez-moi, je vous l’ordonne.
Claire n’est pas encore venue.
Je vous aime, entendez-vous.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 177-178
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « matelotte ».
b) « maronniers ».
c) « et et ».

Notes

[1La veille était la sainte Julie, et le nom de baptême de Juliette Drouet est Julienne Gauvain.

[2Sa grande cérémonie de réception à l’Académie française, à l’occasion de laquelle Hugo doit prononcer un discours, est prévue pour le 3 juin 1841. Cette séance est publique et Juliette doit y assister avec certains de leurs amis et connaissances, c’est la raison pour laquelle Hugo se voit assailli de demandes. Malheureusement, les places offertes à un récipiendaire sont limitées et c’est ainsi que par exemple, le lundi 24 mai 1841, l’écrivain n’en a plus pour Balzac : « Mais, hélas ! cher poète je n’ai plus un seul billet, plus un seul, et depuis plus de quinze jours ! Le jour où vous serez reçu, il faudra s’y prendre six mois d’avance […] » (Roger Pierrot, « Balzac et Hugo d’après leur correspondance », RHLF, no 53, octobre-décembre 1953, p. 477). Cependant quelques jours plus tard, dans une lettre de Balzac à Hugo datée du mardi 1er juin, on apprend finalement que le poète est revenu sur son refus et lui a offert deux places (Correspondance de H. de Balzac, 1819-1850, Tome 2, Lettre CCXXXVI, BnF, p. 19). En ce qui concerne Mme Pierceau et M. Desmousseaux, Juliette a fourni des précisions le 11 mars sur la façon dont ils ont obtenu leurs places. 

[3Le mercredi précédent, Juliette a reçu une lettre d’elle mais n’a malheureusement pas mentionné ce qu’elle contenait. Néanmoins, le 26 mai, Mme Krafft viendra en personne lui rendre visite à propos d’un « service désespéré » qu’elle lui avait demandé et qui consistait, semblerait-il, à l’héberger quelque temps. Juliette, sans refuser, tentera néanmoins par tous les moyens de l’en dissuader en posant « la condition d’y vivre de [s]a vie, c’est-à-dire dans la claustration la plus parfaite » et elle y parviendra, puisque Mme Krafft abandonnera assez rapidement cette idée.

[4Juliette souffre souvent de maux de ventre ou de tête violents et vient donc de commencer un traitement, prescrit par le docteur Triger, qui va durer plusieurs mois. Elle précise ses recommandations le 21 avril.

[5La première communion de Claire est prévue pour le jeudi 27 mai vers 8 h.

[6Il s’agit du petit bandeau de communion de Claire, assorti à la toilette commandée par sa mère.

[7Se dit à l’origine d’une troupe qui a pris les armes pour faire quelque service ou pour rendre quelque honneur puis, au sens figuré et familier, d’une femme qui emploie tous ses moyens de plaire (Dictionnaire de l’Académie française de 1877).

[8Mets composé de plusieurs sortes de poissons, apprêtés à la manière dont on prétend que les matelots les accommodent, c’est-à-dire avec du vin blanc ou rouge (Littré).

[9Restaurant célèbre de Bercy (jeu de mots).

[10Expression qui revient à plusieurs reprises sous la plume de Juliette, dont le sens reste à élucider.

[11Juliette fait allusion à la lettre que Hugo lui a laissée la veille pour célébrer la sainte Julie, puisque son nom de baptême est Julienne Gauvain : « Je te quitte. Je t’écris, et je vais retourner près de toi. Mon ange, ma bien-aimée, mon amour, ma Juliette toujours adorable et toujours adorée, tu fais ma destinée et tu es ma vie. Je suis à toi comme homme et comme âme. / C’est ta fête aujourd’hui, et ce sera la mienne, car avant une heure d’ici, je serai dans tes bras. Dors en attendant, mon amour ! Tu es un être ravissant, tous les jours plus belle, tous les jours plus tendre, tous les jours plus douce, tous les jours plus aimée ! / Je t’aime. C’est bien vrai. Je t’aime dans les racines les plus profondes du cœur. Tout ce qui fleurit à la surface de mon esprit, tout ce qui semble aux autres encens et parfum, sort de ton amour. / Juliette, ce nom charmant germe en moi et s’épanouit au dehors en poésie. Tu n’es pas seulement mon cœur, tu es toute ma pensée. / À tout à l’heure, ange. Je ferme cette lettre pour t’ouvrir mes bras » (Lettres de Victor Hugo à Juliette Drouet 1833- 1882, Texte établi et présenté par Jean Gaudon, ouvrage cité, page 64). Quant au manuscrit, nous en ignorons le contenu. Quoiqu’il en soit, elle a probablement déposé les deux œuvres dans son livre rouge où elle conserve tous les petits mots du poète qui lui sont destinés.

[12Juliette s’inspire sans doute de Voltaire qui, dans ses lettres de septembre 1761 à son ami M. Le comte d’Argental, mentionne un académicien typique de Dijon qui porte ce nom (deux frères en réalité) qu’il tourne en ridicule en l’empruntant (avant de le transformer en Picardin) pour signer l’une de ses comédies, L’Écueil du sage, ou Le droit du seigneur (remerciements à Jean-Marc Hovasse qui a identifié pour nous cette référence). Mme Picardet désigne peut-être l’Académie.

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