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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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23 mars 1841

23 mars [1841], mardi matin, 11 h. ¼

Bonjour mon adoré petit homme, bonjour mon cher bien-aimé. Ça n’était pas beaucoup la peine de me donner de l’argent pour votre déjeuner, scélérat, puisque vous n’êtes pas venu le manger. Au reste, je ne sais pas si c’est vous qui retenez Pauline, ou si c’est Pauline qui vous barre le chemin de la maison, toujours est-il qu’elle n’est pas encore venue aujourd’hui, ni vous non plus [1]. Si vous trouvez le procédé un peu trop sans gêne de la part de cette hideuse couson [2] vous n’avez qu’à le dire, je la mettrai à la porte tout de suite et tu feras finir ta robe de chambre par ton tailleur, ce qui sera la meilleure manière d’en finir avec cette pauvre robe et avec cette affreuse coureuse. Il serait encore possible, à la rigueur, qu’elle eût mangé l’argent de la passementerie, 8 F. 2 sous, et qu’elle ne sache plus comment faire ? Le temps éclaircira ce mystère infernal mais en attendant la conduite de cette fille est inouïe [3]. Quant à vous je ne qualifie pas la vôtre, il me faudrait trop de temps et trop de mots pour énumérer tous ceux que vous me faites souffrir. Je me borne, comme si je ne l’étais déjà pas de trop, à vous prier de ne pas me donner toujours du même tonneau.
[Dessina]
Tâchez aussi de ne pas trop aller au Théâtre-Français sans moi [4], de ne pas donner de crêpe de Chine à aucune Richi quelconque et de m’être aussi fidèle que je le suis envers vous. Sur ce baisez-moi, pensez à moi et aimez-moi. Je vous adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 271-272
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) Dessin d’un tonneau sur pieds avec les mots « Parfait indifférent 1841 » et, semble-t-il, le dessin d’un petit bonhomme écrits sur le couvercle :

© Bibliothèque Nationale de France

23 mars [1841], mardi soir

Cher petit bijou d’homme, où êtes-vous donc, mon Dieu, que vous ne songez seulement pas à moi [5] ? Il a fait bien beau aujourd’hui. Je n’avais pas d’ouvrière, j’aurais pu profiter de votre bonne volonté si vous en aviez eu à l’endroit de mon bonheur. Aussi, avec cet instinct qui vous distingue, vous n’êtes pas venu de la journée mais j’ai la malice de tenter la promenade ce soir si vous avez l’imprudence de venir, ce que je n’ose pas espérer, à vous dire franchement. Le bottier a apportéa vos bottes et a dit à Suzanne que maintenant elles ne vous blesseraient plus. Il serait raisonnable que vous essayassiezb à les mettre à présent car vraiment vous avez l’air d’avoir bu tout l’eau des trains [6] avec celles qui ornent vos pieds dans ce moment-ci.
Je vous aime Toto, je vous adore mon petit homme chéri. Je ne sais pas si c’est à cause que cela ne me réussit pas et par esprit de contradiction mais je vous aime de plus en plus. Si cela vous contrarie j’en suis fâchée mais je ne peux pas m’en empêcher. Je vous attends, mon cher petit bien-aimé ; n’oubliez pas ça je vous en prie.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 273-274
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « apporter ».
b) « esseyassiez ».

Notes

[1Cette remarque jalouse concernant Pauline et Hugo fait écho à celle du vendredi précédent au soir.

[2Pauline.

[3Depuis quinze jours, Juliette a emprunté à son amie Laure Krafft une robe de chambre qui sert de modèle à l’ouvrière Pauline afin d’en tailler une neuve pour Hugo. Malheureusement, elle se plaint souvent de la fainéantise et de l’inefficacité de celle qu’elle surnomme Penaillon.

[4Victor Hugo prépare-t-il déjà la reprise d’Hernani dès le 7 juin 1841 au Théâtre-Français avec dans le rôle d’Hernani Beauvallet et Émilie Guyon, qui fait ainsi ses débuts, dans celui de dona Sol ? La pièce sera représentée tout le mois.

[5Victor Hugo dîne chez Delphine de Girardin avec Balzac, Lamartine, Gautier et Karr (Correspondance de Balzac, édition R. Pierrot Tome IV, p. 279).

[6À élucider. Juliette emploie plusieurs fois cette expression, par exemple le 24 avril au soir de manière plus explicite : « C’est bien de sa part car il aurait pu vous envoyer de la bonne averse qui vous aurait fait faire [bejie, bejie  ?] dans vos pieds comme au célèbre NAVET lorsque ses souliers buvaient tout l’eau sur les trains de bois de la rivière ». Quoi qu’il en soit, dans Les Misérables que Hugo commencera à rédiger en 1845 mais qui paraîtra bien plus tard en 1862 (Tome VI, « Le petit Gavroche »), l’un des personnages s’appellera Navet, type du « gamin pur » présenté comme « l’ami à Gavroche », et cette allusion aux trains sera reprise : « – Écoute, repartit Gavroche, il ne faut plus geindre jamais pour rien, J’aurai soin de vous. Tu verras comme on s’amuse. L’été, nous irons à la Glacière avec Navet, un camarade à moi, nous nous baignerons à la Gare, nous courrons tout nus sur les trains devant le pont d’Austerlitz, ça fait rager les blanchisseuses. Elles crient, elles bisquent, si tu savais comme elles sont farces ! »

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