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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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29 janvier [1841], vendredi soir,7 h. ½

Je commence à soupçonner, mon cher petit homme, que vous pourriez bien dîner chez le maréchal Oudinot aujourd’hui [1]. Cette précaution de gants blancs neufs comme Potier dans M. Pique-Assiette [2], cette précaution de ne rien manger à déjeuner et enfin ce raccommodagea d’habit, tout cela est autant d’indices que vous allez dîner en ville. J’aimerais mieux moins de CHINOIS tirant la langue [3] et plus de Toto dans mes épinards.
[Dessinb]
Si vous croyez m’amadouer en me jetant des Chinois dans la GEULE vous vous trompez grossièrement. Je ne veux que vous en fait de magots [4], c’est bien assez mais je vous veux tout entier sans absence et sans distraction. Je suis furieuse de penser que j’ai été la dupe de toutes vos simagréesc de déjeuner, de toilette et de promesse de venir souper ce soir. Affreux bonhomme, vous n’avez qu’à vous bien tenir ce soir car je vous secouerai comme un prunier plein de prunes.
J’ai reçu une lettre de Mme Krafft tantôt, sans le moindre pain à cacheter et sans la plus petite cire. Je n’en ai pas moins respecté la consigne et je ne l’ai pas ouverte, c’est gentil j’espère. Vous n’en feriez pas autant vous, vieux scélérat. Taisez-vous, taisez-vous, vous m’exaspérez.
Madame Guérard n’est pas venued quoique la vieille mère me l’eût annoncée pour aujourd’hui. Je suis sûre que la vieille bonne femme venait pour dîner avec moi hier mais j’ai eu le NEZ de ne pas m’en apercevoire. Voime, voime, PHAME . J’aime mieux le banquet D’ANACRÉON [5] et Pauline en trois actes que toutes les mères Guérard de la nature. Je ne suis pas difficile comme vous voyez. Je t’aime toi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 87-88
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « racommodage ».
b) Dessin illustrant la remarque précédente : un Chinois tirant la langue et Victor Hugo tirant la langue en habit de cérémonie :

© Bibliothèque Nationale de France

c) « simagrés ».
d) « venu ».
e) « appercevoir ».


29 janvier [1841], vendredi soir, 7 h. ¾

Voici votre lettre d’hier, mon cher petit CRÉANCIER. Je m’empresse de m’acquitter envers vous, je ne veux rien vous DEVOIR mais je voudrais vous avoir. Dieu sait où vous êtes et quelle GRIMACE vous faites dans ce moment-ci auprès DES BELLES. Si je vous y prenais, vous pourriez bien en voir 36 chandelles par le procédé que vous connaissez.
[Dessina]
Taisez-vous, vieux sournois, je suis sûre que vous dînez en ville ce soir. Je suis furieuse d’avoir été la dupe de vos blagues tantôt, une autre fois je me tiendrai sur mes gardes et je vous ENTONNERAI de la NOURRITURE de force. Je confisquerai les gants JAUNES [6] et je laisserai vos habits en loques. Soyez tranquille, vous ne m’y reprendrez plus.
En attendant, je suis mystifiée. QUEL BONHEUR !!! Reviens-y, PÔLISSON, je te mettrai dans une POSITION AFFREUSE. Tiens-toi pour avertib et méfie-toi des 36 chandelles. Tâche de ne pas revenir trop tard de tes orgies, vieux saloP [7]. Je voudrais bien pouvoir ne pas t’aimer.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 89-90
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) Dessin illustrant la remarque précédente : Juliette la main tendue vers Hugo tirant la langue :

© Bibliothèque Nationale de France

b) « avertit ».

Notes

[1Nicolas Charles Marie Oudinot (1767-1847), duc de Reggio et maréchal d’Empire. Il est réputé comme le soldat ayant reçu le plus de blessures durant les guerres de la Révolution française et de l’Empire, soit trente-quatre au total. Quand le futur maréchal Canrobert le rencontra aux eaux de Barèges, en 1830, il aura ce commentaire : « Ce n’était qu’une passoire ». Il était l’un de ceux qui tenaient les cordons du poêle du char funèbre lors du rapatriement du corps de Napoléon et de sa traversée de Paris jusqu’aux Invalides, le 15 décembre 1840, événement décrit par Victor Hugo dans Choses vues (Les Cahiers bleus de la maréchale Oudinot, Madeleine Lassère, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 247). En 1841, il occupe encore le poste de grand chancelier de la Légion d’Honneur, accepté en 1839, qu’il quittera en 1842 pour passer à celui de gouverneur de l’Hôtel royal des Invalides.

[2M. Pique-Assiette : comédie-vaudeville en un acte par MM. Dartois et Gabriel, représentée pour la première fois à Paris le 18 mai 1824 au Théâtre des Variétés. M. Potier (1774-1838) en a joué le rôle titre, un célibataire de 45 ans qui, à un banquet de mariage, « tire un petit paquet de sa poche, dans lequel se trouvent des gants noirs et des blancs. Il met les gants blancs », pour se donner l’air d’un invité. À l’époque, on peut trouver chez Martinet, libraire rue du Coq, le portrait de M. Potier dans le rôle de Pique-Assiette avec ses gants blancs.

[3Hugo éprouve un intérêt tout particulier pour la Chine. Il en parle dans ses œuvres, collectionne aussi chez lui de nombreux objets. En outre, il est important d’en signaler l’influence sur le dessinateur : il pratiquait l’encre de Chine et sur environ 3 500 dessins, 57 auraient ce pays pour thème.

[4Figurine représentant un personnage obèse et pittoresque nonchalamment assis. Réalisées en Europe, ces effigies étaient inspirées par celles du dieu chinois du Contentement (Larousse), et elles étaient très populaires depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. Diderot leur consacre d’ailleurs une définition satirique dans l’Encyclopédie.

[5Anacréon de Téos (vers 550 av. J-C-vers 464 av. J-C) : un des plus grands poètes lyriques grecs, surnommé Le chantre ou Le vieillard de Téos. Il se consacrait principalement à la poésie amoureuse et à la poésie de banquet.

[6Les gants jaunes étaient portés notamment sous Louis-Philippe par les aristocrates et les hommes distingués.

[7À cette époque, Juliette s’amuse à agacer Hugo avec des variations orthographiques sur « salop » (voir les lettres du 18 janvier ou 5 mars 1841).

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