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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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1er mars [1841], lundi soir, 9 h. ¼

Vous mériteriez, mon cher scélérat, que je ne vous écrive pas ce soir pour vous apprendre à faire le boudeur comme tantôt. Que je vous y rattrape encore et je vous promets de ne pas vous donner de lettre pendant 15 jours. Donnant donnant, voilà mon grand système à moi.
Je viens de finir mes comptes. Que le diable les emporte, je les ai recommencésa plus de vingt fois. J’y trouve un déficit de 22 F. 6 sous, probablement dans tous les triquemaques d’argent. Tu marqueras que je t’ai donné etc. Et puis je ne comprends pas, je mets au hasard et voilà comme y se trouve des déficits de 50 F. à mon avantage quand il reste moins d’un sou dans la caisse et comment j’ai des déficits de 22 F. 6 à mon désavantage quand je ne possède le plus petit liard au-dedans ni au-dehors de la susdite caisse. Ceci n’est rien moins qu’amusant et m’a donné un mal de tête sterling, déjà ébauché il est vrai par les torrents de larmes que j’ai versésb tantôt. Je n’en suis pas moins une femme très heureuse. Ia, ia monsire matame, il est son sarmes. OUI FILE ? Oui file PERZÔNES [1] ? Là il être la blasse des CHATS-MOINES [2]. Voime, voime, fort heureuse. Quel bonheur !! Jour Toto.
J’ai joliment mal à la tête, je vais peut-être me coucher dès que j’aurai fini de griffonner cette feuille de papier. Voici plus de huit jours que je ne peux pas me réchauffer. J’ai un froid intérieur qui me fait mal, je ne sais d’où cela provient. J’ai cependant ma belle robe rouge [3]. Je ne quitte pas le coin de mon feu, je ne sais vraiment plus quoi faire pour me dégourdir un peu. Peut-être que si tu reviens cette nuit, cela opérera-t-il merveilleusement bien. Mais je n’ose ni t’en prier, ni espérer que tu viendras, quel que soit le désir ou le besoin que j’aurais de ta chaleur et de ton amour. Tu es un gaillard beaucoup moins prodigue de tes faveurs envers moi qu’il ne le faudrait, aussi je me borne à te désirer sans t’espérer beaucoup.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 195-196
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « recommencé ».
b) « versé ».

Notes

[1Imitation, manifestement, de l’allemand : wie viele Personen (combien de personnes ?)

[2Juliette reprendra cette expression le mercredi 23 juin au matin. Elle fait référence à la visite de Hugo, le 6 août 1840, du tombeau de Charlemagne à Aix-la-Chapelle, rapportée dans la lettre IX du Rhin. C’est le guide du poète qui a employé ces mots en lui racontant l’histoire du site : « Mon guide, qui me donnait tous ces détails, est un ancien soldat français d’Austerlitz et d’Iéna, fixé depuis à Aix-la-Chapelle et devenu Prussien par la grâce du congrès de 1815. Maintenant il porte le baudrier et la hallebarde devant le chapitre dans les cérémonies. J’admirais la Providence qui éclate dans les plus petites choses. Cet homme qui parle aux passants de Charlemagne est plein de Napoléon. De là, à son insu même, je ne sais quelle grandeur dans ses paroles. Il lui venait des larmes aux yeux quand il me racontait ses anciennes batailles, ses anciens camarades, son ancien colonel. C’est avec cet accent qu’il m’a entretenu du maréchal Soult, du colonel Graindorge, et, sans savoir combien ce nom m’intéressait, du général Hugo. Il avait reconnu en moi un Français, et je n’oublierai jamais avec quelle solennité simple et profonde il me dit en me quittant : “Vous pourrez dire, monsieur, que vous avez vu à Aix-la-Chapelle un sapeur du trente-sixième régiment suisse de la cathédrale”. Dans un autre moment, il m’avait dit : “Tel que vous me voyez, monsieur, j’appartiens à trois nations ; je suis prussien de hasard, suisse de métier, français de cœur.” Du reste, je dois convenir que son ignorance militaire des choses ecclésiastiques m’avait fait sourire plus d’une fois pendant le cours de cette visite, notamment dans le chœur, lorsqu’il me montrait les stalles en me disant avec gravité : “Voici les places des chamoines. Ne pensez-vous pas que cela doive s’écrire chats-moines ?” ».

[3Depuis quelques jours, Juliette se plaint du froid et elle a transformé une « affreuse robe rouge en soie », en la faisant doubler, en robe de chambre (voir la lettre du 24 février).

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