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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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1er janvier 1840, mercredi matin, 10 h. ¼

Bonjour mon adoré petit homme, bonjour mon Toto chéri, sois heureux et sois béni autant que tu es aimé et adoré de ta pauvre Juju et tu n’auras rien à désirer au bon Dieu.
J’ai joliment bien fait de ne pas vous faire crédit cette nuit, mon Toto, j’ai eu un fameusement bon nez de me faire payer comptant, sans cette précaution je l’aurais été très peu contente tandis qu’avec ce petit acompte je commence ma petite année de bonheur tout doucement. J’attends ma bonne petite lettre [1] avec des impatiences et des désirs inouïs. Je la trouve déjà bien en retard mais quand je pense à tout ce que tu as à faire, mon pauvre adoré, je suis plus indulgente mais pas moins impatiente. Mon Dieu que je t’aime mon Toto ! Tous les jours plus quoique ce soit tous les jours impossible. Je voudrais te dire cela dans ton beau langage, ce serait ravissant. Malheureusement je suis bête comme une oie et je ne peux tirer parti de rien pas même de ce beau diamant d’amour qui brille et rayonne dans mon cœur. Ce n’est pas ma faute et tu ne m’en veux pas mais moi je m’en veux d’être aussi bête que ça. Baise-moi, tiens cela me donnera peut-être de l’esprit. Tu devrais bien tâcher de te soustraire un moment aux visiteurs, aux complimenteurs, aux cartes de visite et aux bonbons pour venir m’embrasser. Je sens déjà la tristesse qui me gagne et mon cœur qui se serre tant que je ne t’aurai pas vu ce sera comme ça et encore pire. Je ne peux pas m’en empêcher, je t’aime trop voilà tout.
J’ai donné les étrennes à Suzanne et au portier, nous voilà débarrassés pour un moment de cette dette criarde. Quant à Mme Krafft je vais aller tout à l’heure chercher le dessin de Nanteuil et nous lui donnerons comme acompte. Puisque tu penses que ça peut lui faire plaisir je ne m’y oppose pas. D’ailleurs je ne m’oppose à rien, il va sans dire que je ne tiens à rien de rien chez moi qu’à ce qui me vient de toi. Par exemple j’y tiens comme rache et rien ne pourrait m’en séparer. Ma pauvre Claire est là qui lit son livre et la plus heureuse fille du monde de ce que tu lui as écrit dessus. Elle comprend très bien que ce sont des étrennes que le roi lui-même ne pourrait pas lui donner. Pauvre enfant, elle devient vraiment charmante et justifie toute la bonne opinion que tu avais conçuea d’elle dans un temps où tous les défauts de son âge me cachaient ce qu’il y avait de ressource en elle. Merci à toi mon prophète, merci, tu es mon bonheur, mon oracle, ma joie et ma vie. Merci je t’aime. Je voudrais te voir. J’ai déjà envoyé trois millions de douzaines de baisers à ton portrait mais un seul sur ta charmante bouche vaudrait mieux que tous ceux-là. Tâche donc de venir, mon adoré. Et ma lettre, mon Dieu ma lettre, pourvu qu’elle ne soit pas perdue. Oh quelle horreur, j’aimerais mieux tout perdre excepté ce qui me vient de toi. Oh n’est-ce pas qu’elle n’est pas perdue ? Mais qu’elle vienne donc. Je t’aime, je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16341, f. 1-2
Transcription de Chantal Brière

a) « conçu ».


1er janvier 1840, mercredi soir, 10 h. ½

Je puis enfin t’écrire, mon adoré ; par où commencerai-je dans mon amour ? Sera-ce par l’adoration ou par l’admiration ? Au reste, peu importe, j’ai le cœur plein et ce qui sortira le premier sera le bienvenu car ce sera le plus pressé ou le mieux placé. Je t’aime mon Toto. Je t’aime mon ange. Je t’aime de toute mon âme. J’ai baisé et dévoré ta chère petite lettre [2]. Je l’ai lue à la mère Pierceau, j’aurais voulu pouvoir la lire à ma fille. Je suis folle de joie, je suis heureuse, je crois que tu m’aimes. Merci mon adoré. Merci de reconnaître que je suis ta bien-aimée bonne et fidèle, merci de me rendre ce témoignage, merci, merci à genoux et du fond de l’âme. Mon père [3] est parti il y a une demia-heure environ, j’ai compté ma dépense. Je te préviens que l’heure avance à ma pendule et qu’il n’est pas aussi tard que la date de ma lettre pourrait te le faire supposer. Mon pauvre père, il est bien bon mais il n’a pas le plus petit sentiment du monde ni des convenances. Aussi j’aime mieux qu’il ne parle qu’à moi parce qu’au moins je suis sûre qu’il ne peut pas être ridicule ou inconvenant. Demain j’aurai Mme Pierceau et samedi Claire s’en va le soir. Je suis très contente d’avoir son portrait je le trouve ressemblant et c’est tout ce qui faut pour un portrait. Enfin je suis très heureuse, j’ai toi, j’ai ton amour, j’ai ta bonne petite lettre, ton cher petit portrait et je t’adore. Dans tout ça je ne compte pas la ravissante assiette ni la délicieuse boite que tu as donnéeb à Claire. Vous êtes très bon Toto et très beau mais je vais aller chercher mon album aussi : oh ! oh ! c’est que je ne laisserai pas échapper l’occasion d’avoir des vers de mon adoré petit poète grand et sublime et que tout le monde admire et que moi seule j’aime de toute mon âme. Je vais y aller aussitôt ma lettre finie. Mon Dieu que je voudrais donc te voir, mon Dieu que je t’aime. Je dis toujours la même chose et j’ai toujours besoin de dire la même chose. Tant pire si je suis monotone prenez-vous en à vous-même. Donne tes belles petites mains, tes bijoux de pieds, ta bouche ravissante et tes beaux yeux rayonnants, que je baise, que je caresse, que je respire et que j’adore tout ça dans un baiser. Mon Dieu pourvu que tu ne sois pas trop longtemps. Je t’aime moi, je t’attends, je te désire, j’ai faim et soif de toi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16341, f. 3-4
Transcription de Chantal Brière

a) « demie ».
b) « donné ». L’orthographe peut être aussi « données ».

Notes

[1Lettre rituelle que lui envoie Hugo pour le 1er janvier.

[2Lettre rituelle du 1er janvier que Hugo avait écrite le 31 décembre 1839 à 9 h. du soir afin qu’elle la reçoive à son réveil le lendemain. « […] Tu liras ces quelques lignes quand je ne serai plus là, quand la porte se sera refermée sur moi, quand je serai en apparence absent. Regarde pourtant, regarde autour de toi avec les beaux yeux de ton âme, et tu me verras, tu me verras dans l’ombre, dans un coin, derrière toi, veillant pour toi, veillant sur toi ! […] » (édition de Jean Gaudon, p. 111.)

[3Celui que Juliette appelle son « père » est en réalité son oncle René-Henry Drouet.

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