BnF, Mss, NAF 16323, f. 09-10

Vendredi, 11 h. du soir

Le souvenir du féroce accueil que je t’ai fait tantôt – la pensée que tu souffres et que ce ne sera pas moi qui apporterai quelque soulagement à tes souffrances, tout cela me rend la plus triste et la plus malheureuse femme de la terre. Je voudrais pleurer sur tes pieds et te demander pardon de ma cruauté, je voudrais baiser ton pauvre bras, ta joue, ta tête, ton cœur, enfin tout ce qui te fait mal – Je voudrais boire de ton sang, si de le boire te faisait du bien^a. Je voudrais mourir pour toi n’importe à quelle occasion.
J’ai été bien méchante envers toi tout à l’heure, et cependant, si tu pouvais voir le fond de mon cœur, tu y verrais que je t’aime. Si tu pouvais me voir au moment où je t’écris, tu verrais mes pauvres yeux expier le crime de ma langue. Si tu étais dans moi, tu me plaindrais de t’aimer autant que je le fais – Mon Victor, je suis bien malheureuse de t’aimer à ce point de ne pouvoir pas souffrir la pensée que ton regard s’arrête sur une autre femme, que ta bouche s’ouvre pour une autre femme que moi, que ton corps reçoive un service d’une autre que de moi.
Dans ce moment surtout, je suis bien malheureuse – Tu souffres loin de moi – Tu te plains à une autre qu’à moi – Tu l’aimes plus que moi – Mon Dieu – mon Dieu – ayez pitié de moi, préservez-moi de toutes mauvaises pensées –
Mon Victor, soigne-toi^b bien – dors bien – pense^c à moi sans amertume si tu peux – J’enverrai demain matin savoir de tes nouvelles – et puis dans la journée encore – Si je ne te voyais pas – je ne sais pas ce que je deviendrais – cela ne me regarde pas.

BnF, Mss, NAF 16323, f. 9-10
Transcription de Jeanne Stranart et Véronique Cantos assistées de Florence Naugrette

a) « du du bien ».
b) « soignes-toi ».
c) « penses ».