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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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18 mai 1837

18 mai [1837], jeudi matin, 10 h. ¾

Bonjour, mon cher petit homme. Comment vas-tu ce matin, as-tu un peu reposé cette nuit ? Le temps est bien froid et bien sombre aujourd’hui. Je suis fâchée d’avoir commandé un bain que je suis forcée de prendre car voici qu’on me l’apporte. Il fait si froid que je serais restée volontiers dans mon lit. Cher bien-aimé Toto, vous allez à la répétition sans doute ce matin et il faut que j’endure cela patiemment et sans vous faire de SCÈNE. Cependant Dieu sait que ce n’est pas faute d’envie. Si vous étiez très gentil, vous penseriez à demander une loge à Védel pour Mme Krafft. Mais je suis sûre que la première chose que vous oublierez sera celle-là.
Jour mon petit Toto. Je vous aime de plus en plus fort comme chez Nicoleta [1]. Je ne vous demande plus de me mener dîner chez Passoir [2]. Je vois bien mon pauvre petit homme que cela vous est impossible dans ces moments-là et je suis trop raisonnable pour vous tourmenter. Vous savez que je vais prendre un bain et que vous n’en profiterez pas, selon votre louable habitude, et puis vous viendrez dire patati patata gnien, gnien, gnien, et moi je dirai : tant pis pour vous ça ne me regarde pas.
Venez que je vous baise mon grand loup. Ne soyez pas trop ravissant à la répétition et pensez un peu à moi qui pense tant à vous et qui vous aime de toutes mes forces.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 181-182
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « Nicollet ».


18 mai [1837], jeudi après-midi, 3 h. ½

Je vous aime mon cher petit homme. Et vous, m’aimez-vous un peu pour tant d’amour ? Je suis bien jalouse, allez. Je vous sens à la répétition, étalant vos grâces, flûtant votre petite voix et faisant vos yeux en lentilles sous prétexte que c’est de circonstance. Enfin le fait est que je bisque et que je rage de toutes mes forces. Vous n’aurez pas manqué sans doute d’écrire sur tous les albums des futurs trépassés, des femmes galantes, et des fashionablesa du temps présent qui réclament cette faveur de vous et qui l’obtiennent en dépit de votre jalouse et rageante Juju.
J’ai pris mon bain bêtement comme toujours. Je suis laide et vieille à faire reculer un réclusionnaire de 10 ans 3 mois 15 jours et 7 h. comme le dirait Antony Thouret [3]. C’est pas ma faute. Depuis si longtemps que je vis sans soleil, je dépéris à cause de ma nature végétale qui rime avec animale. Quand donc fera-t-il un peu chaud dans mon petit pot-aux-roses ? Ça ne sera pas aujourd’hui, au train où vous y allez. Voici bientôt 4 h. et je ne vous ai pas encore aperçub. Je ne me plains pas, dans la crainte de vous déplaire, mais dans le fond de mon âme je suis triste. Je vous aime mon cher petit Toto. Jamais vous ne le saurez bien, mais je vous aime plus que toute chose au monde. Je voudrais baiser vos belles dents et vos chères petites mains blanches.

À bientôt, n’est-ce pas ? Je t’aime mon Victor adoré.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 183-184
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « fashionnables ».
b) « apperçu ».

Notes

[1Jean-Baptiste Nicolet (1710-1796) acquit sa réputation comme acteur aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent puis dirigea la salle des Grands Danseurs du Roi au boulevard du Temple. Les spectacles toujours plus éblouissants par le luxe des décors et des costumes, ainsi que l’adresse des funambules et la qualité des pantomimes toujours plus ingénieuses, se fondaient aussi sur la parodie et les lazzi, provoquant les fous rires du public. Les surprises allant crescendo, une expression ne tarda pas à devenir proverbe. On disait alors « C’est de plus en plus fort, comme chez Nicolet ».

[2Restaurant à la mode, chantant et dansant. Situé rue du Faubourg du Temple, c’était le rendez-vous des acteurs et des auteurs du boulevard. On y mangeait bien et l’on y buvait souvent gratis, sous les berceaux (voir la lettre de la veille).

[3Farouche opposant à la monarchie de Juillet, président de la Société des amis du peuple, publiciste, éditeur et rédacteur de divers journaux subversifs, Antony Thouret (1807-1871) fut maintes fois emprisonné pour son engagement politique. L’origine de la formule utilisée par Juliette, à l’heure près quant à durée d’incarcération, et qui est ici prêtée à Thouret, reste à élucider. Sans la mention de l’heure, il s’agissait quoi qu’il en soit de la durée moyenne des condamnations aux travaux forcés.

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