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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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2 mai [1837], mardi matin, 10 h. ¼

Bonjour mon cher bien-aimé. As-tu un peu reposé cette nuit ? Tu paraissais bien accablé et bien fatigué hier, et il y avait de quoi, pauvre cher bien-aimé, je ne sais vraiment pas comment tu peux y tenir. Pardonne-moi d’ajouter encore à ton fardeau par les exigences de la femme qui aime et qui croit voir dans ta lassitude une preuve de refroidissement. Pardonne-moi, car si je ne doutais pas quelquefoisa de ton amour, je te tourmenterais moins et je respecterais davantage tes occupations et ton repos.
Cette nuit tu m’as fait mal et bien en me parlant comme tu l’as fait. Mais j’avais besoin de savoir ce que tu pensais au fond du cœur de moi. Il y a bien longtemps que cette triste curiosité me tourmentait. Elle a été enfin satisfaite cette nuit. Je sais que tu me plains, mais que tu ne me méprises pas. Je veux bien de ta pitié, car j’en ai besoin et que je la mérite mais je repousserais [illis.] ton mépris et ton dégoût que je ne mérite pas. Mon passé est triste mais il n’est pas immonde. Ma vie jusqu’à toi n’a été qu’une suite de la triste fatalité qui s’attache à la première faute d’une pauvre fille. Mais au moins elle n’a jamais été souillée par des vices hideux qui souillentb l’âme encore plus que le corps. J’ai toujours eu au plus fort de mon malheur un sanctuaire au-dedans de moi dans lequel je pouvais me réfugier comme dans un lieu saint. Depuis, ce sanctuaire s’est ouvert pour toi seul ; et tu sais si tu l’as trouvé digne de toi. Tu sais si depuis que tu occupes le trône et l’autel j’ai manqué un seul jour, un seul moment, une seule minute d’être à genoux prosternée devant toi et en adoration. Tu sais si depuis ce jour-là j’ai détourné mon regard et mon âme de toi. Cela prouve, mon cher bien-aimé, que le mal passé n’était qu’à la surface et non un vice du sang ; que c’était une plaie accidentelle et non un cancer dévorant. Enfin que je t’aime et que je suis pure maintenant.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 117-118
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
[Guimbaud, Massin]

a) « quelques fois ».
b) « souille ».


2 mai [1837], mardi matin, 10 h. ¾

Je t’écris tout de suite une seconde lettre, parce que je suis seule et que c’est le bon moment pour t’ouvrir mon âme jusqu’au fond. Le bruit et la distraction vont mal au recueillement et à la contemplation, et dans ce moment-ci je suis en extase devant ta pensée et ton image adoréea. Je te vois ce que tu es, c’est-à-dire le Dieu fait homme pour me racheter et me sauver de cette infâme vie dans laquelle j’étais en esclavage depuis si longtemps. Ce que Jésus-Christ a fait pour le monde entier, tu l’as fait pour moi seule. Comme lui, tu as racheté mon âme aux dépensb de ton repos et de ta vie. Sois béni pour cette généreuse action comme tu es adoré pour toi seul, car je t’aurais aimé démon ou ange, bon ou mauvais, égoïste ou dévoué, cruel ou généreux. Je t’aurais aimé car de te voir seulement tout mon sang, tout mon cœur crie : je t’AIME. Je voudrais te le dire à genoux, les mains jointes et le cœur sur les lèvres. Je t’aime, je t’aime ! La conversation que nous avons eue hier m’a empêchée de dormir de toute la nuit, mais je ne m’en plains pas, il y a des moments où le sommeil est un malheur. J’avais besoin de repasser une à une toutes tes paroles pour trier avec soin celles qui devaient rester enfermées dans mon cœur comme un trésor de consolation et d’amour. Les autres moins généreuses, je les ai brûlées avec la flamme de mon âme ; il n’en reste plus que des cendres, comme de mon passé. Ne détourne pas la tête avec dégoût de l’écorchure que je me suis faite en tombant de toute ma hauteur, comme tu le ferais d’une plaie honteuse et incurable, d’un [illis.] ou d’un [illis.]. Je te le répète, mon bien-aimé, parce que c’est la vraie vérité. Il y a eu malheur dans ma vie, mais non débauche et turpitude. Maintenant il n’y a plus que de l’amour saint et pur pour toi. Je suis digne de pardon et d’amour. Aime-moi, je t’en prie.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 119-120
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
[Guimbaud, Massin]

a) « adoré ».
b) « au dépend ».


2 mai [1837], mardi soir, minuit.

C’est en rentrant qu’on m’a remis ton adorable lettre, si impatiemment attendue [1]. Le portier était couché mais je l’ai fait levera par Suzette. J’avais la presque certitude qu’elle devait être arrivée cette bonne, cette chère petite lettre. Aussi je l’ai lue sans me donner le temps d’ôter mon hideux harnachement dans lequel je [bouillais  ?] depuis 5 h. Je l’ai dévorée des yeux et de l’âme. Je l’ai baisée à chaque lettre au risque de passer pour une maniaque aux yeux de ma Claire qui me regardait. Enfin je viens de la relire encore une fois à genoux. Merci à toi mon cher bien-aimé. Tu me l’avais faite si belle et si bonne et si douce et si tendre ta chère petite lettre. J’avais bien besoin de tout ce baumeb divin sur mon pauvre cœur malade. Jamais la soirée ne m’a parue plus longue qu’aujourd’hui ; d’un côté ton absence, de l’autre l’espoir que j’avais qu’à la maison m’attendait une pensée, un reflet, un souffle de ton amour divin, ce qui faisait que tout me semblait mortellement ennuyeux et assommant. Enfin je suis arrivée et ainsi qu’Alexandre le Grand à son entrée à Babylone, je suis venue, j’ai vu et j’ai adoré [2]. Maintenant comme il n’est pas donné à l’homme et encore moins à la femme d’avoir tous ses désirs satisfaits, je vous désire donc avec d’autant plus d’ardeur que j’ai plus d’amour à vous donner. Malheureusement il est à présumer que tu ne viendras pas parce que tu travailles sans doute, car j’éloigne de toutes mes forces la jalouse pensée qui me poursuit malgré moi à l’endroit du Théâtre-Français. Oh ! mais non tu n’y es pas allé et je suis une folle et je te demande pardon et je t’aime de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 121-122
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « levé ».
b) « beaume ».

Notes

[1Hugo a écrit à Juliette, « à 4 h. de la nuit », le 2 mai (mais en datant du 1er) : « Je ne me coucherai pas sans t’avoir écrit ma lettre comme on fait sa prière à Dieu. / Je viens de lire ce que tu m’as écrit ces deux jours-ci. Que tout ce qui vient de ton âme est bon, est doux ! Les rayons ressemblent à l’astre. / Il n’y a rien, mon ange, d’exagéré dans ce mot. Vous êtes en effet l’astre de mon cœur et de ma vie. Je réponds à votre beauté par l’amour comme autrefois on répondait au soleil par le feu. / La chose vraie et profonde, c’est que je t’aime. C’est que chaque jour tu t’enracines plus avant dans mon âme. / Je ne veux plus que tu pleures. Je veux que tu sois heureuse autant que tu es belle. C’est tout bonnement le paradis sur la terre que je te promets là. / Oh oui, ma Juliette, je t’estime et je t’admire au-delà de ce que tu peux croire. Je te connais, va. Tu es une bien noble et bien haute nature. Je ne sais même plus si ton beau marbre blanc a eu en effet besoin d’être lavé. En tout cas, rien de mauvais n’avait touché ton cœur. Je t’aime, Juliette, comme une honnête et vertueuse femme que tu es. / Toi qui es si jeune et si belle, comment parles-tu de ta peur de vieillir ? Et n’auras-tu pas toujours l’éternelle jeunesse de ton âme et de mon amour ? / Je veux dater cette lettre du 1er mai, puisqu’après tout la journée n’est finie que lorsqu’on s’endort. Mai est un beau mois, le mois de ta fête. Je l’aime pour cela. Il y a encore bien d’autres choses dans lesquelles c’est toi que j’aime. / Je baise votre bouche adorée. Je ne veux plus qu’elle dise des tristes paroles, et chaque fois qu’elle voudra s’y risquer, je vous en préviens, je mettrai dessus pour la fermer, non mon doigt, mais ma bouche. — Dors bien, mon ange. » (Lettre éditée par Jean Gaudon, ouvrage cité, p. 88.)

[2On aura reconnu la variante du « veni, vidi, vici », Juliette attribuant à Alexandre le Grand ce qui devrait revenir à César.

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