21 janvier 1871

Paris, 21 janvier [18]71, samedi soir, 3 h.

J’ai mis à profit le répit du bombardement, mon cher bien-aimé, pour^a dormir à poings fermés^b toute la nuit et pour me lever tard ce matin. J’espère que tu en as fait autant de ton côté. Je n’ai pas encore vu Petite Jeanne aujourd’hui et je ne sais rien de la maisonnée [1] sinon que le citoyen Rochefort déjeune chez tes enfants en compagnie d’un fort poulet. Cette nouvelle n’étant pas de nature à nous attrister je te la baille comme on me l’a donnée tout bêtement. J’ai fait acheter aujourd’hui par Mariette quelques biscottes chez le marchand de M^me P. Meurice qui n’a pu en livrer qu’une demi-livre^c à la fois avec promesse d’en redonner plus tard si on lui livre assez de farine de froment pour cela. Le prix est de trente-huit sous la livre. Je pense que tu ne désapprouveras pas cette tardive prévoyance qui peut, le cas échéant, rendre service à tes petits-enfants et à nous. Je prendrai ton avis là-dessus ce soir. En attendant je mange mon pain noir de bon cœur, ce qui est juste puisque j’ai mangé le blanc en premier. Je mangerais, et même je ne mangerais pas, bien autre chose, pour t’épargner un souci, un chagrin ou un danger, surtout un danger. Quand donc finira ce siège, mon Dieu, et comment finira-t-il ? Ce point d’interrogation se dresse de plus en plus noir et plus formidable de jour en jour et quelle que soit^d la réponse il est difficile d’espérer qu’elle sera couleur de rose. Ce qui est sûr, c’est que je t’adore.

MLVH Bièvres, 130-8-LAS-VH 37 a, b et c
Transcription de Gérard Pouchain

a) « pour pour ».
b) « poing fermé ».
c) « demie livre ».
d) « quelque ».