23 mai 1856

Guernesey, 23 mai 1856, vendredi après-midi, 4 h.

Plus je t’aime, mon grand bien-aimé, et moins j’ose te le dire sur le papier. Mon amour est de ceux qui ne s’écrivent pas mais qui improvisent de sublimes hymnes de baisers et de caresse, de bouche à bouche ; aussi, chaque fois qu’il me faut te raconter mon cœur avec la plume, je ne sais par quel bout commencer ou que te dire qui ne soit pas une fade et niaise ineptie. Ton adorable petite lettre [1] loin de me faciliter l’élucubration de mon âme a fait tout le contraire car il me semblait que je ne trouverais jamais autre chose à te dire que les mots mêmes^a qui étaient dedans et qu’on dirait écrits avec le sang de mon cœur. Dans l’impossibilité de trouver rien qui exprimerait bien tout ce que je sens, je me suis tue pendant deux jours espérant qu’à la longue d’autres mots viendraient au secours de mon amour. Précaution inutile, peine perdue car je me trouve avec deux jours de tendresse sur le cœur de pas la plus légère idée pour en extraire une parcelle. Cher adoré, tu étais venu m’interrompre bien à propos tout à l’heure dans mon indéchiffrable barbouillage et je ne sais pas pourquoi je ne profite pas jusqu’au bout du bon service que tu m’as rendu au lieu de reprendre mon gribouillis où je l’avais laissé. Mon Victor je t’adore mais j’aimerais mieux te le prouver mille fois par seconde en passant dans l’eau et dans le feu que de tremper ne fût-ce^b qu’une fois par [an ?] mon pauvre amour dans la bouteille à l’encre.

BnF, Mss, NAF, 16377, f. 153
Transcription de Chantal Brière

a) « même ».
b) « fusse ».