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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1833 > BnF, Mss, NAF 16322, f. 72-73

Je t’ai quitté, mon ange, tu paraissais triste et mécontent.
Mon Victor, me serais-je attachée à ta vie comme un scorpion venimeux pour la flétrir et l’épuiser ? Déjà ton sourire frais et libre devient chaque jour plus rare. Tu es malheureux, Victor, et mon amour est un obstacle à ta tranquillité.
Je voudrais fuir, je voudrais te déchirer de moi, de mon amour qui devrait couronner ta vie de roses et la parfumer de bonheur et qui semble la couvrir d’un crêpe.
Mais l’air que tu ne respires pas me ferait mourir, mon Victor. Ton regard m’est plus nécessaire que le soleil et j’ai besoin de tes baisers pour rafraîchir mon âme et lui donner des forces. Le lien qui existe entre nous est celui qui me tient à la vie. Si je n’avais été ton amante j’aurais voulu être ton amie. Si tu m’avais refusé ton amitié, je t’aurais demandé à genoux d’être ton chien, ton esclave.
Mon âme est rongée par la pensée de ma situation. Mais je veux être seule à souffrir. Tu es trop faible, toi, pour supporter comme moi des nuits sans sommeil. Si tu mourais, voudrais-tu m’empêcher de mourir avec toi ? Fou, le pourrais-tu ? N’es-tu pas mon âme et ma vie ? Et le chagrin, qui chaque jour grossit comme une avalanche, le chagrin qui creuse l’âme goutte à goutte, n’est-ce pas une longue mort ?
Je me suis donnée à toi tout entière, à toi ma vie, belle ou hideuse, riante ou sombre, poétique ou rampante dans la boue. Je n’ai rien voulu en retrancher de toi. Je veux la partie la plus précieuse de ton existence, ton amour, car je crois, et laisse-le-moi croire, que l’amour peut mettre du miel dans la coupe la plus amère.
Tu m’appelles ange et je suis un pauvre ange déchu. Mais l’amour élève si haut, mon Victor, tu verras repousser mes ailes et je t’enlèverai au ciel.
Mais… Mais, et ici je m’arrête. Je vais marcher sur un aspic qui va se retourner contre moi. Je vais mettre le pied sur un terrain mouvant. Écoute. Mais je ne veux pas que tu voies l’état de mon cœur en ce moment. Je ne veux pas que tu le regardes pour voir s’il saigne, que tu y portes le doigt pour voir si la blessure est large. Mes souffrances à moi je saurai les supporter. Je ne puis m’expliquer… Tâche de me comprendre.
Ils disent : « Il n’est pour elle qu’un moyen, un seul, de changer sa position. » Eh bien, Victora, ce moyen, tu le repousses – l’idée – t’en fait frissonner – Victor – j’ai à subir des conséquences de ma vie passée – de ma vie sans amour – Il y a une plaie – il faut la brûler avec un fer rouge – Il faut une souffrance – après la souffrance – des angoisses après les angoisses –
Je souffrirai car je t’aime – Je t’aime tant – J’éprouverai d’affreuses tortures – mon cœur sera mâché – haché –
Et toi ! - toi ! ---b
Mais il faut couper le membre gangrené – il faut à tout prix enterrer le cadavre – qui se place froid – entre nos baisers – Puis, comme les martyrs – nous trouverons une vie céleste – une nouvelle vie que nous recommencerons ensemble – une vie d’oubli – de bonheur – de bonheur pur comme mon âme – car mon âme est restée pure – Quand mon corps a été profané – elle est montée au ciel – elle est restée pure et vierge –
Nous vivrons ensemble – pauvres et heureux, riches d’amour et de poésie –
Si dans cette lettre quelque chose – froisse ton cœur – pardonne – Je l’expie par les larmes que je verse en l’écrivant –
Samedi, 4 h. …
À ce soir.

Juliette

1833c

[Adresse]
Monsieur Victor Hugo
En ville

BnF, Mss, NAF 16322, f. 72-73
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
[Souchon]

a) Avant cet endroit, le manuscrit de la lettre nous manque. Paul Souchon y a eu accès, puisqu’il transcrit tout le début de la lettre. Nous recopions donc sa transcription, pour ce seul début, en adoptant son système de ponctuation, qui diffère du nôtre (nous laissons les tirets utilisés par Juliette Drouet comme ponctuation dans les premiers temps de sa correspondance).
b) Le trait court jusqu’à la fin de la ligne.
c) Date rajoutée sur le manuscrit d’une main différente de celle de Juliette.

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