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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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7 mai 1846

7 mai [1846], jeudi matin, 7 h.

Bonjour mon Toto chéri, bonjour mon cher amour adoré, bonjour mon cher petit endormi, bonjour. Comment que ça va ce matin ? Nous allons assez bien par ici, et quant à moi, je viens de supprimera une paillasse comme trop dure et trop infecte. J’aime mieux, à tout prendre, dormir sur des barres de bois inodore que sur un tas de fumier. J’espère dormir un peu mieux la nuit prochaine. En attendant, je me mets dans un courant d’air pour me désapuantir et je tâte mes pauvres os qui sont un peu moulus. Clairette [1] a assez bien dormi et elle n’a presque pas toussé. Son vin de Séguin [2] ne lui fait pas de mal ce matin. Quant à moi, sans vouloir faire de l’opposition à votre opinion, je suis persuadée que nonobstant la grande douleur d’hier, il lui a fait grand bien. Nous verrons ce qu’en dira le père Triger aujourd’hui car j’espère qu’il viendra aujourd’hui. À propos, mon petit bien aimé, je n’ai pas pensé à te demander hier si tu avais enfin la fameuse lettre de M. Pradier [3]. J’y ai pensé le soir dans mon lit avec bien autre chose de plus drôle et de plus doux, je vous prie de le croire. Devinez quoi.......Eh ! bien, vous avez mis votre ravissant petit nez dessus. Baisez-moi pour la peine, baisez-moi encore, baisez-moi toujours et tâchez de venir aujourd’hui malgré votre menace de ne pas venir, surtout à cause de cela. Mon Victor adoré, tâche de venir pour que j’en aie la douce surprise.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 19-20
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « suprimer ».


7 mai [1846], jeudi après-midi, 2 h. ¾

Hâte-toi de venir mon Victor bien-aimé, car je suis triste, triste. J’ai le cœur plein d’affreux soupçons qu’un seul mot de ce stupide Pradier à fait naître. Je ne sais pas pourquoi, j’ai le pressentiment qu’il me viendra d’affreux malheurs de ce côté-là. Rien de bon ne peut venir d’une source aussi impure. J’ai le cœur malade. Je voudrais pouvoir pleurer à mon aise mais je ne peux même pas me donner ce soulagement à cause de cette pauvre enfant que cela effraierait encore davantage sur sa maladie. Il faut que je garde tout cela en dedans de moi, au risque d’étouffer. N’est-ce pas, mon Victor, que tu m’aimes et que tu ne m’as jamais trompée pour aucune femme ? N’est-ce pas que tu n’as pas rompu le pacte de la sainte fidélité que nous nous étions mutuellement promis et auquel était attaché notre bonheur à tous les deux ? À en croire un mot jeté tantôt par Pradier dans une conversation deux fois inconvenante puisqu’elle avait lieu devant sa fille, Pradier a prétendu que tu avais fait la cour, non seulement à sa femme, mais à une de ses amies Mme Chose [4]. Il ne m’aurait pas été difficile de savoir le vrai nom de ce pseudonyme banal, mais la fierté et le dégoût l’ont emporté pour cette fois sur mon ardente jalousie. Je veux savoir de toi ce qu’il y a de vrai dans ces ignobles allusions que je n’ai pas voulu éclaircir en comptant sur ta loyauté. Mais ce que je souffre Dieu seul le sait. Encore si je pouvais pleurer ou aller devant moi. Mais non, je suis clouée auprès du lit de cette pauvre enfant qui pourrait prendre le change sur mon désespoir [illis.] qu’elle est perdue, autre affreuse possibilité que son hideux père m’a donnée comme une certitude en me quittant tantôt. Ainsi je ne m’étais pas trompée hier en attribuant sa subite tendresse à cette autre conviction qu’il n’aurait pas longtemps à la lui témoigner. Cet homme serait un monstre de cruauté s’il n’était pas un ignoble imbécile.

BnF, Mss, NAF 16363, f. 21-22
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette


7 mai [1846], jeudi soir, 8 h. ½

Tu as compris, mon adoré bien-aimé, que je ne pourrais pas vivre jusqu’à demain sans un mot d’amour de toi. Merci de me l’avoir envoyé, merci à genoux et de toute l’affection de mon âme. Ta chère lettre [5], je l’ai baisée avant de l’ouvrir et devant Eugénie. Je l’aurais baisée devant l’univers entier. Ton amour c’est mon orgueil, c’est ma croyance, c’est ma vie. Je te demande pardon d’en avoir douté un instant tantôt quand ce stupide homme m’a fait cette sotte histoire ridicule. Ce que j’ai souffert jusqu’au moment où ta chère petite lettre m’est arrivée est inexprimable. Mais depuis que je l’ai lue, depuis qu’elle est sur mon cœur, je ne souffre presque plus. C’est-à-dire que je ne fais plus que de te désirer de toutes mes forces et t’aimer de toute mon âme.
Ma pauvre Clairette est toujours à peu près dans le même état. M. Triger l’a trouvée un peu mieux pourtant mais ce mieux n’est pas encore sensible pour moi. Je lui ai lu l’adorable passage de ta lettre où il est question d’elle et elle a souria avec plaisir. Je crois que la pauvre péronnelle n’est pas indifférente aux compliments qui viennent de vous. Je le crois fichtre bien, ni moi non plus. Elle me charge de vous dire que nous avons des roses de rechange et qu’on vous en donnera une autre encore plus belle demain, encore plus fraîche, encore plus parfumée et encore avec de meilleure grâce si c’est possible quand déjà on a donné de tout son cœur [6].
Je te souris, mon adoré, et cependant dans ce sourire si tendre et si passionné il y a une tristesse mêlée d’impatience et de regret car je sais que je ne te verrai pas avant demain, demain bien tard et pour bien peu de temps. Hélas plus je pense à notre vie bouleversée par ce stupide Pradier, moins j’en reconnais la nécessité et plus je lui en veux d’être venu s’épater lourdement à travers notre pauvre petit bonheur si honnête et si doux, sous prétexte de faire de la tendresse et de la sollicitude à froid envers cette pauvre enfant. J’ai peut-être tort de suspecter la sincérité de sa conduite mais ce qu’il m’a dit tantôt est bien hideux et bien cruel et ne peut pas venir d’un cœur sincèrement affecté de l’état d’une pauvre enfant malade. Quelleb différence de nature entre toi et lui. Mon Dieu, cela ne peut pas se comparer, si ce n’est pour en faire la différence tout à fait extrême. Toi tu es la dignité, la générosité faitec homme. Lui, c’est la bassesse et la mauvaise foi personnifiée. Pardon de te parler aussi mal et aussi longuement de cet homme quand je voudrais ne te parler que de ma reconnaissance et de mon amour. Mon Victor je t’adore. Tu es ma joie. Je t’aime.

Juliette

Collection privée / Musée des Lettres et Manuscrits / Paris, 61381
Transcription de Gérard Pouchain

a) « sourit ».
b) « quel ».
c) « fait ».

Notes

[1Surnom donné à sa fille Claire.

[2Remède à base d’écorces d’arbres du Pérou appelé aussi vin de quinquina, utilisé notamment dans le traitement.

[3À élucider.

[4Le Tout-Paris connaît la liaison de Hugo avec Léonie Biard. Selon Douglas Siler, « il n’est pas certain que Pradier ait délibérément caché son identité ; c’était une habitude chez lui que de remplacer par chose les noms dont il ne se souvenait pas. » (James Pradier, Correspondance, textes réunis, annotés et classés par Douglas Siler, Genève, Droz, t. III, 1984, p. 292).

[5Hugo lui a écrit une lettre dans l’après-midi, à 1 h. ½ (elle est publiée par Jean Gaudon, ouvrage cité, p. 153). Il s’excuse de ne pouvoir venir : « Je veux que du moins tu aies une lettre et je ne t’ai pas. Je veux que ce pauvre petit morceau de papier ait le bonheur qui me manquera. » Il y prodigue aussi des encouragements à Claire, promet de venir le lendemain et conclut par une déclaration d’amour.

[6Hugo notait en effet dans sa lettre : « Ta petite rose s’est casée et est tombée comme je montais dans l’omnibus, je l’ai ramassée et serrée précieusement dans tes lettres. Elles sont ensemble maintenant. »

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