1er mai 1846

1^er mai [1846], vendredi matin, 8 h. ½

Bonjour mon bien aimé Toto, bonjour mon plus en plus aimé, bonjour comment vas-tu ce matin ? Moi je vais comme ma pauvre fille, pas très bien. Elle est tout à fait abattue ce matin. Elle n’a presque pas dormi cette nuit. Je crains que M. Triger ne vienne tard. Si je savais, en l’envoyant chercher, le faire venir plus tôt, j’y enverrais Suzanne tout de suite. Mais j’en doute. Il faut que je me résigne à voir souffrir cette pauvre enfant sans savoir quel soulagement lui apporter. Je ne connais pas de situation plus pénible et plus insupportable que de voir souffrir ceux qu’on aime sans pouvoir les guérir.
Mon Victor chéri, je me reproche de te parler sans cesse de mes chagrins et j’y reviens malgré moi. Quand une chose m’affecte je ne sais pas la taire : il faut que j’en parle et surtout que j’en parle à toi qui est mon guide, mon appui, ma consolation, mon bonheur et ma vie. Ça n’est pas très généreux mais c’est bien bon et bien doux de se plaindre à celui qui est plus que le bon Dieu pour vous. Jour Toto, jour mon cher petit o. J’ai le cœur bien triste mais je te souris. Mes inquiétudes disparaissent ou du moins s’amoindrissent dès que je pense à toi. Penser à toi c’est croire, espérer, et bénir. T’aimer c’est le ciel. Tu es mon Victor bien-aimé, que je te dis. Baise-moi et viens me voir ce matin si tu peux, tu me donneras du courage pour le reste de la journée.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 1-2.
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette.

1^er mai [1846], vendredi soir, 9 h. ¾

Je marche d’ennui en ennui, d’embarras en embarras, mon Victor, depuis que tu m’as quittée. D’abord M. Triger qui se refuse absolument aux remèdes prescrits par M. Chomel comme très dangereux et pouvant avoir des conséquences on ne peut pas plus malheureuses. En outre M. Pradier qui ayant loué un appartement à Auteuil [1] s’avise de retenir une calèche pour demain matin, sans s’assurer si cette attention est opportune et si je pourrai en user sans me gêner extrêmement. M. Triger est d’avis d’attendre quelques jours que ma fille soit remise de la secousse de son vésicatoire avant de la transporter d’un autre côté. Ne voulant pas donner prétexte à cette subite sollicitude de s’éteindre par la moindre objection impérieuse [2], je me suis bornée à lui faire savoir qu’il ne serait pas prudent de transporter Claire demain, que cependant s’il y tenait absolument je serais prête à 3 h. de l’après-midi. Si j’ai mal fait, mon Victor bien aimé, le bon Dieu m’est témoin que c’est à bonne intention pour cette pauvre enfant et à défaut de tes bons conseils qui me sont toujours si doux et si utiles et que j’ai tant de bonheur à suivre aveuglément. Du reste, rien ne m’est plus suspect que ce beau sentiment paternel qui a attendu jusqu’à présent pour se manifester par des fanfaronnades ridicules. Rien ne m’est plus répulsif que l’exagération et les grands bras et les grands mots. Je me trompe peut-être mais jusqu’à preuve honnête et sérieuse de la sincérité de M. Pradier, je me crois malheureusement trop en droit d’en douter. Quant à toi mon adoré, tu es plus que jamais mon beau [et loyal bien-aimé dont ?] je baise les pieds.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 3-4
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
[Souchon]