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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Paris, 26 avril 1880, lundi matin, 8 h.

Ne crois pas, mon cher trop aimé, que je te tienne quitte de ma restitus d’hier [1], pas si bête, j’y perdrais trop. Je veux, au contraire, te la donner gonflée et bourrée de tendresse assez pour en remplir ton cœur jusqu’à la fin de nos jours et au-delà.
J’espère que tu vas pouvoir te rendormir et rattraper un peu du repos que l’insomnie de cette nuit t’a enlevé. Quant à moi, je me repose de la fatigue de la nuit par celle du jour et réciproquement, sans en être trop incommodée en fin de compte. Ce mot, compte, me fait souvenir que c’est aujourd’hui le jour à argent, celui de la maison… 200 F., celui à rembourser pour timbres et secours à Lesclide 27 F. 50 c., et celui du blanchissage variable entre 40 F. et 45 F., 45 F., total pour ces trois choses-là, seulement, 272 F. 50 c. Sur les 200 F. précédents que j’ai reçu pour la maison, j’ai payé la bougie 18 F. 30 c., deux jours de voiture à 40 F., et timbres 4 F 95 c. … 14 F. 95 c. total en dehors de la maison 33 F. 25 c. Je ne demanderais pas mieux que de mettre le reste dans ma poche et mon mouchoir par-dessus, mais où il n’y a rien les rois, comme les jujus passées, présentes, et à venir, perdent leurs droits [2]. Je te fais remarquer, en outre, que nous avons presque tous les soirs quatorze personnes à table et huit ou dix à déjeuner. À preuve, ce matin encore, outre nous six, il y a aura l’institutrice, Mme Gouzienet sa petite Gouzienne. Je ne m’en plains pas, loin de là, seulement je te fais toucher du doigt la dépense permanente de ta maison en même temps que l’enchérissement continu des denrées alimentaires et autres, comme dirait le bon Lesclide. Maintenant que cette rengaine est terminée, je reviens à mon cher mouton que j’adore plus religieusement que les juifs leur veau d’or. Et je lui dis, à ce cher mouton sublime et divin, mais moins bébête que celui du Christ, que je lui donne mon cœur et mon âme à brouter pendant toute l’éternité. En attendant, je lui fais sur cette terre, une litière de baisers, de tendresse et d’admiration où reposer son corps fatigué et meurtri par le dur parcours de la vie. « C’est bête comme tout ce que je te dis là. » [3] Eh bien ce n’est rien en comparaison de ce que je sens d’ineffable, de bon, de doux, de grand, de vénérable en pensant à toi que j’adore.

[Adresse]
Monsieur Victor Hugo

BnF, Mss, NAF 16401, f. 110-111
Transcription de Blandine Bourdy et Claire Josselin

Notes

[1Juliette n’a pas écrit de lettre à Hugo la veille, le 25 avril.

[2« Où il n’y a rien, le Roi perd ses droits », maxime que l’on trouve chez Voltaire, reprise ensuite par Balzac, Sand et d’autres.

[3Don César au laquais dans la scène III de l’acte IV de Ruy Blas : « C’est bête comme tout ce que je te dis là ».

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