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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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13 octobre [1845], lundi matin, 8 h.

Bonjour, mon bien-aimé, bonjour, mon adoré petit homme, je t’aime. Je ne t’ai pas écrit hier au soir parce que j’étais fatiguée et parce que j’ai eu une explication avec ma fille qui m’a beaucoup fâchée et qui s’est prolongée assez tard. Je te dirai ce que c’est quand je te verrai. Je pense qu’il faudra que j’aille voir Mme Marre aujourd’hui même.
Cher bien-aimé, j’ai eu bien des regrets de te quitter hier avant de t’avoir laissé à ta porte. C’est un sacrifice que j’ai fait à l’estomac de toutes ces péronnelles mais qui m’a beaucoup coûté. Je ne peux pas souffrir la perte d’une seconde que je pourrais passer avec toi quand tu peux me la donner. Aussi mon premier mouvement hier a-t-il été une vive contrariété en prévoyant que je ne pourrais pas profiter de tout le temps que tu pouvais me donner. Enfin j’en ai pris tout ce que je pouvais prendre sans être trop féroce envers ce peuple de petites filles qui m’attendait à la maison. Je n’aurais pas été trop mécontente de ma soirée néanmoins, si je n’avais pas été très tourmentée et très fâchée contre ma fille. Il est dit que je ne pourrai jamais avoir un jour entier de bonheur et de tranquillité. Je crois cependant que jusqu’à présenta il n’y a que légèreté et absence de réserve et d’obéissance de la part de cette péronnelle, mais c’est encore beaucoup trop, malheureusement.
Je ne t’ai pas encore rendu compte de notre retour à la maison, mon adoré, parce que j’ai tant d’ennuisb d’ailleurs que cela me trouble la cervelle. Voici ce qui est arrivé : il n’y avait de place pour nous que dans la cinquième voiture, ce que voyant j’ai pris le parti d’aller à pied jusqu’à ce que nous rencontrions une voiture, ce qui n’a eu lieu qu’après avoir passé Saint-Philippe du Roule. Dans une rue à droite, il y a une place de voiture et sur la place, il y avait un seul cabriolet Milordc [1] dont nous nous sommes emparéesd. Nous sommes arrivées à 7 h. précises à la maison. J’ai pris le temps seulement de me déshabiller et nous nous sommes mises à table. Ce n’est que dans la soirée que ma fille, en parlant, a dit un mot dont j’ai demandé l’explication quand nous avons été tout à fait seules. Puis je me suis couchée, mon Victor adoré, avec la conviction plus que jamais que ma joie, mon bonheur, mon espoir et ma vie étaient en toi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16361, f. 35-36
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « jusqu’à présence ».
b) « tant d’ennui ».
c) « Mylord ».
d) « nous nous sommes emparé ».


13 octobre [1845], lundi, midi

Je ne suis pas plus chanceuse dans les petites que dans les grandes choses, mon Victor bien aimé, car voici qu’après avoir tout apprêté pour les tapissiers, on m’envoiea dire qu’ils ne pourront venir que demain ou très tard aujourd’hui. Je suis furieuse contre cette nouvelle contrariété qui s’ajoute à beaucoup d’autres. Vraiment, le guignon me poursuit avec un acharnementb rare. J’en rirais si je pouvais rire, mais dans ce moment-ci j’ai plutôt envie de pleurer. Ma fille est partie ce matin à l’heure accoutumée. Je lui ai dit en la quittant que j’irais voir Mme Marre tantôt. Cependant je n’irai pas avant que tu ne sois venu et que tu ne sois informé du motif de ma visite. En toute chose, je veux prendre conseil de toi, tu es ma lumière, mon soleil, ma joie, mon appui, mon bonheur et ma vie. Sans toi je ne voudrais pas me donner la peine de vivre. Je te supplie, mon Victor, de ne pas acheter de presse à copier. Je t’assure que ce n’est pas une fatigue pour mes yeux et que ce sera, après ton absence, la plus grande privation que tu puissesc me faire. Ne m’ôte pas le bonheur de lire et de caresser des yeux et du cœur les admirables choses que tu écris. Tu ne sais pas quel plaisir c’est pour moi que de voir ton écriture. Seulement si je ne vais pas assez vite jusqu’à présent, dis-le-moi. Il y a une foule de petites occupations intérieures que je peux supprimer ou ajourner, mais je t’en prie, mon Victor chéri, n’achète pas cette presse à copier.
J’espère que tu viendras dîner ce soir. Je viens d’envoyer au marché pour toi, pourvu que cette précaution n’aille pas me porter malheur ? Le temps est bien beau aujourd’hui et j’ai grand peur qu’il ne te retienne à la campagne [2] jusqu’à demain. Je ne pourrai chasser ce souci de mon esprit que lorsque je t’aurai vu et embrasséd et que je saurai que tu viendras dîner ce soir. D’ici là, je vais être la plus contrariée, la plus énervée et la plus agacée des femmes. Mon Victor, je t’aime. Que je te voie, je suis heureuse et gaie, que tu t’absentese, je suis malheureuse et triste. Il n’y a pas pour moi de sentiment intermédiaire, c’est pour cela que je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16361, f. 37-38
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « ont m’envoit ».
b) « anacharnement ».
c) « tu puisse ».
d) « embrasser ».
e) « tu t’absente ».

Notes

[1Un cabriolet Milord est une « espèce de cabriolet à quatre roues » (Larousse).

[2Victor Hugo va régulièrement rendre visite à sa famille qui séjourne à Saint-James du 12 septembre jusqu’au 21 octobre 1845.

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