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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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16 septembre [1845], mardi soir, 5 h. ¾

Je vois avec chagrin, mon Victor adoré, que je me serai privée du bonheur de te voir un moment ce soir sans utilité pour le plaisir de ces pauvres jeunes filles [1]. Au reste, il en devait être ainsi et cela ne m’étonne pas du tout. Dès que je mets mon nez dans n’importe quoi, le guignon s’en mêle. Cela me serait après tout bien égal de ne pas sortir, mais mon chagrin véritable, c’est d’avoir lâchéa ma bonne petite proie pour une ombre des plus insignifiantes et des plus médiocresb. Enfin la stupidité est tirée, il faut la boire jusqu’à la lie. J’avoue cependant que si je ne peux pas faire avec toi les deux ravissantes parties que tu nous as promises, je ne sais pas ce que je deviendrai et je me trouverai la plus malheureuse des femmes. Je veux avoir confiance en Dieu pour le forcer à avoir des égards envers sa pauvre vieille Juju. Nous verrons si ma confiance sera bien placée. En attendant, il repleut de plus belle, c’est peu rassurant.
Mme Triger vient de venir. Elle m’a apporté une perdrix et une caille de la part de son fils. Seulement comme tout cela est tué depuis quelques jours, il faudra les manger ce soir, ce qui me contrarie. Rien ne me semble bon qu’avec toi. C’est bien, bien vrai ce que je te dis là, mon Toto, et tu le crois bien, n’est-ce pas ? Ma Clairette travaille toute la journée, soit à ses études, soit à son piano. Elle est vraiment très raisonnable et très gentille dans ce moment-ci, ce qui fait que j’en veux un peu plus à Mme Marre de l’avoir privée d’un plaisir auquel elle paraît tenir dans un moment où j’étais tout à fait seule, où il faisait beau et où cela m’aurait rendu service. Enfin c’est fait et je devrais n’y plus penser. Mais ce qui m’en fait trop rappeler, c’est l’ennui où je vais être toute la soirée en pensant que je ne te verrai pas. La vieille sorcière, que le bon Dieu la rapatafiole [2]. Encore si cela servait à quelque chose, mais il est plus que sûrc qu’il fera un temps hideux demain et lundi aussi probablement. Du reste, je renonce de grand cœur à tous les lapins de l’univers pourvu que tu puisses me donner mes deux culottes dans cette quinzaine-ci. D’ici là, je regarderai souvent en l’air pour savoir où en sont les nuages. Cela m’est déjà arrivé au moins cinquante fois aujourd’hui et la journée n’est pas encore tout à fait finie.
Mon Victor bien aimé, mon Toto adoré, je suis bien fâchée de m’être embarquée dans cette bête de partie d’ennui. Je le regrette ce soir plus que jamais puisque ce sera cause que je ne te verrai pas avant demain. Décidément, je suis stupide.

BnF, Mss, NAF 16360, f. 290-291
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « d’avoir lâchée ».
b) « des plus insignifiante et des plus médiocre ».
c) « sûre ».

Notes

[1Les filles Rivière, Louise et Julie.

[2Expression venant du patois du Nord de l’Europe (Picardie, Flandre) : « Que le bon Dieu vous rapatafiole : locution dont on se sert lorsque, ayant à se plaindre, on veut cependant ne rien dire de blessant » (Dictionnaire du patois de la Flandre française ou wallonne, Slatkine Reprints, Genève, 1969).

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