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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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22 mai 1845

22 mai [1845], jeudi matin, 8 h. ¾

Bonjour, mon Victor adoré, bonjour, mon bonheur ..... absent. Bonjour, ma vie, bonjour. Tu n’es pas venu cette nuit. Tu as cru que ta chère petite lettre pouvait te remplacer. Tu as eu tort et raison. Tu as eu tort et raison. Tu as eu tort parce que rien ne peut remplacer et égaler le bonheur de te voir. Raison, parce que ton adorable lettre m’a ôtéa toute amertume et toute âcreté dans ma tristesse. Je l’ai tenue sur mon cœur toute la nuit et chaque fois que je me réveillais pour regarder l’heure à la pendule, je la baisais avec amour.
Ma fille est venue hier. Quand tu as été parti, j’ai reçu une lettre d’elle qu’elle a interrompue au milieu pour aller demander à Mme Marre de la laisser sortir le soir, ce à quoi elle a consentib avec bonté. Aussi, la lettre commencée tristement a été achevée bien joyeusement. Eulalie est allée la chercher et l’a conduite chez son père qui a promis d’écrire à M. Barrière [1], un des plus anciens et des plus influents examinateurs. Nous verrons s’il tiendra parole. Elle doit y retourner samedi et lui en parler encore.
Charlotte m’a écrit une charmante petite lettre. Cette petite fille vaut mieux que je ne croyais, décidément et heureusement.
Cher adoré bien-aimé, ce n’était pas un piège que je tendais à ta mémoire en gardant le plus absolu silence sur ma fête. Mais je craignais que tu ne te crussesc obligé à quelque dépense impossible dans ce moment-ci. C’était pour t’épargner une tentation et un regret. Aussi ai-je été bien heureuse, bien heureuse bien absolument heureuse en voyant que tu y avais pensé malgré toutes les occupations graves et importantes qui te serrent de toute part. Merci, mon Victor adoré, merci, tu m’as donné le plus doux et le plus beau bouquet que je pouvais désirer et fait la plus ravissante surprise du monde. Je t’en remercie du fond du cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16359, f. 205-206
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « m’a ôtée ».
b) « elle a consentit ».
c) « tu ne crusse ».


22 mai [1845], jeudi matin, 9 h. ¼

Mon Victor adoré, je te prie de me pardonner la lettre triste que je t’ai écrite hier dans le premier moment. Tu sais comme je suis sincèrement impressionnable et tu ne prendras pas pour de l’exagération et de la manière le chagrin que j’ai ressenti en apprenant le nouveau malheur de ma pauvre sœur [2]. Ce genre de douleur retentit dans le cœur de toutes les mèresa comme un écho et leur fait, pour un moment, la cruelle illusion d’une douleur personnelle. C’est dans ce moment-là que je t’ai écrit. C’est ce qui t’explique la violence de mon chagrin. Je pensais à cette pauvre femme, ma sœur, si douloureusement éprouvée, déjà disputant pendant 18 jours la vie de son enfant à l’affreuse maladie qui l’a emporté. Je voyais la douleur de toute cette pauvre famille et je pleurais malgré moi. Tu comprends maintenant dans quelle impression de tristesse je t’ai écrit et tu me pardonneras ce qu’il y eutb de trop excessif dans l’expression d’un chagrin qui ne me frappe pas directement.
Mon Victor adoré, je t’aime. Tu es mon Victor bien-aimé, bien béni et bien adoré. Claire t’a attendu jusqu’à 1 h. du matin. Elle espérait te voir. Elle voulait te remercier de ta nouvelle bonté. Maintenant elle ne parle plus de toi que les larmes aux yeux. Elle sent que tu es sa providence visible et elle éprouve pour toi une reconnaissance et une admiration sans borne. Maintenant son cœur est ouvert à tous les bons sentiments parmi lesquels le respect et la reconnaissance tiennent la première place. Je le vois et j’en suis heureuse. Je sais bien que personne ne peut t’aimer comme moi, mais je veux que tout le monde t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16359, f. 207-208
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « toute les mères ».
b) « ce qu’il y eu ».


22 mai [1845], jeudi soir, 6 h.

Mon Victor, tu m’as quittéea bien vite tantôt et, à ce qu’il m’a paru, mécontent. La faute en est à moi, je le sais. Je devrais toujours te montrer un visage heureux même quand les larmes m’étouffent. Je devrais te sourire à travers mes [dents  ?] contractées par l’impatience. Je sais cela mais je ne le peux pas. Je suis triste, je souffre et je te le montre malgré moi. J’avais ma bonne petite lettre [3] pour me faire prendre patience et me tenir compagnie, mais c’est égal, va, pour un amour comme le mien. Vingt-quatre heures d’attente sont bien longues et la plus ravissante lettre du monde, même celle d’hier, ne remplit pas tout le vide que vingt-quatre heures d’absence font dans le bonheur. Le plus beau festin en peinture ne vaut pas une miche de pain de chez le boulanger quand on meurt de faim. Les plus douces, les plus tendres, les plus somptueuses paroles écrites ne valent pas un bon baiser tout sec, donné par la bouche qu’on aime. J’en sais quelque chose. Depuis hier, mon cœur travaille à extraire quelques gouttes de bonheur de toutes ces éblouissantes paroles d’amour que tu m’as envoyées. Une caresse de toi l’en aurait inondé tout de suite. Je sais bien que tu travailles, mon Victor, que tu travailles pour moi, mais ne vaudrait-il pas mieux laisser souffrir un peu le côté matériel et insensible de ma vie pour donner un peu plus d’aisance et de bonheur à la vie de mon cœur ? Si tu me laissesb le choix, mon Victor adoré, je prendrai avec enthousiasme et le plus facilement du monde une vie plus simple, de beaucoup plus simple en toute chose matérielle pour des journées et des nuits d’amour. Essaye et tu verras.
En attendant, tu es parti froissé et mécontent, j’en suis sûre, et cependant Dieu sait si je pouvais sourire dans le moment où tu es arrivé. Enfin, mon Victor bien-aimé, je suis punie par où j’ai pêché. À force de te désirer, j’en suis venue à te voir presque avec désespoir parce que tu n’es pas si tôt entré que tu t’en vas et que je vois se refermer pour vingt-quatre autres heures le soupirail par où j’ai respiré l’amour pendant une minute. Cependant je sens que ce n’est pas en te montrant un visage consterné et grippé que je te ferai revenir plus vite et plus souvent, au contraire. Aussi, ce soir, si je te vois ce soir, hélas ! je te montrerai un visage à peu près joyeux..... J’y ferai tout mon possible.
Je ne t’ai pas écrit hier autant que je l’aurais voulu parce que j’avais un mal de tête abominable. Je me rattrape aujourd’hui comme tu vois. Je ne laisse échapper aucune occasion de t’assommer de mes tendresses importunes.
Suzanne a reçu tantôt deux pots de fleurs et une lettre d’un commissionnaire, payéec. L’écriture m’est inconnue. Tu verras cela tout à l’heure si tu tiens la promesse que tu m’as faite en me quittant de venir avant ton dîner. En attendant, je t’aime et je te baise de tout mon cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16359, f. 209-210
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « tu m’as quitté ».
b) « tu me laisse ».
c) « payé ».

Notes

[1Claire se rendra chez son père, James Pradier, le samedi 24, et, comme promis, il écrira à M Barrière.

[2Gustave Koch, cinquième enfant et troisième fils de Renée et Louis Koch, né le 13 novembre 1837, est mort, à l’âge de huit ans, le 18 mai 1845.

[3Victor Hugo a écrit à Juliette Drouet pour sa fête, le 21 mai 1845. Cette lettre est reproduite dans notre édition.

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