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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 23 janvier 1853, dimanche matin, 8 h. ½

Bonjour, mon petit Toto, bonjour. Ne te réveille pas et tâche au contraire de compenser l’insomnie de la nuit dernière par un pionçage prolongé ce matin. Quant à moi, je me lève le plus tôt que je peux pour ne pas rester dans ce mauvais lit dur qui me courbature plus qu’il ne me repose et où je n’ai rien à faire, pas même à dormir. Levée, j’ai la ressource d’aller et venir, de te gribouiller mes billevesées et de baiser ma chère petite trinité, qui représente mon vrai Dieu en un seul petit Toto, et puis je TRAVAILLE, toutes choses qui valent mieux que de se retourner et de se meurtrir sur un lit de bois, sous prétexte de se dorlotera. Quant à toi qui n’as pas de ces mièvreries ridicules, tu fais bien de ronfler le plus longtemps que tu peux sur ton moelleux duvet de cailloux. En attendant que tu te réveillesb, je te prépare ton eau, ton feu, ta lampe et même tes gribouillis que je vais COPIRE tantôt dès que je serai débarbouillée. Il me semble impossible que tu n’aies pas reçu directement ou par le jeune Victor [1] des nouvelles de Paris hier. Quelles sont-elles ? Voilà ce qu’il me tarde de savoir pour te féliciter ou te plaindre selon ce qu’elles diront. Mais quelles qu’ellesc soient, mon cher petit bien-aimé, j’espère qu’elles ne tourneront jamais sérieusement contre ta tranquillité et ton bonheur à venir. C’est déjà beaucoup trop de prévoir des ennuis et des contrariétés à ce sujet. Pour ma part, mon petit homme, je tâcherai de te les faire oublier à force de tendresse et d’amour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 85-86
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « dorlotter ».
b) « réveille ».
c) « quelqu’elles ».


Jersey, 23 janvier 1853, dimanche midi ½

J’ai le cœur plein de toi, mon adoré bien-aimé, mais dès que je veux en faire sortir quelque chose par le bec de ma plume, je n’y peux pas parvenir. J’ai dans l’esprit ce que tu as dans le gosier (j’en demande pardon à ton Do de poitrine) et pendant que mon cœur vocalise si harmonieusement l’hymne sainte [2] de l’amour, ma plume chevrotea à faux je ne sais quel air ridicule ; ce grotesque solfège, que l’amour jeune parcourtb en riant, au milieu des pataquès, en point d’orgue, et d’une multitude d’inepties à la clef, n’est plus qu’un charivari profane pour l’amour grave et éprouvé comme le nôtre. Je le sens, mon adoré bien-aimé, et c’est pour cela que je te prie de ne pas insister sur ces gribouillis qui n’ont plus pour excuse l’ardente exubérancec du bonheur, le besoin de prolonger au-delà des forces physiquesd les baisers, les tendresses, les ravissements et les extases de l’amour d’autrefois. Il n’y a pas de gamme, quelque bon virtuose qu’on soit, qui supplée à l’absence de la voix et pas de cœur qui supplée au manque d’esprit. J’en suis si convaincue, mon cher adoré, que je trouve plus raisonnable, plus digne et plus prudent de me taire, si tu le permets, que de continuer à détoner [3] matin et soir comme je le fais tous les jours sous prétexte d’amour. En renonçant à ces tristes et maussades sérénades, tu ne perdras absolument rien du concert intérieur que mon âme te dédie à tous les instants de ma vie, bien au contraire.
Maintenant, mon Victor, que je t’ai bien démontré l’aphonie complète de mon esprit, je ferai ce que tu voudras comme toujours et je crierai à tue-tête que tu es mon amour adoré en majeur, en âme dièsee et en jalousie bécarre. En somme je n’ai pas le droit d’avoir le tympan plus délicat que le vôtre. Maintenant alerte les chaudrons, la bêtise, les poêles et les stupidités. Sonnez pataquès, battez mon cœur, le dilettante Toto vous écoute avec béatitude.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 87-88
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
[Guimbaud, Blewer]

a) « chevrottte ».
b) « parcours ».
c) « exhubérance ».
d) « phisiques ».
e) « dièze ».

Notes

[1François-Victor Hugo (1828-1873).

[2« Hymne » au féminin : chant à caractère religieux.

[3« Détoner » dans le sens de « perdre le ton ».

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