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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Guernesey, 11 nov[embre] [18]72, lundi soir, 3 h.

Quoique tu m’aies reçu assez fraîchement tout à l’heure je suis décidée à ne rien perdre de mon incandescence pour toi : attrapéa ! Et même, s’il le faut, j’amènerai Robert [1]. Ce parti pris ne peut avoir que des avantages pour toi, d’abord, parce que cela te dispense de toute contrainte et pour moi à qui cela permet de faire bonne mine à mauvais jeu quand la situation l’exige. Donc, mon cher bien-aimé, soyez gai, je suis gaie [2], il le faut je le veux avec et sans ritournelle car ça n’est plus malin ni plus difficile que ça. Pauvre Rocherfort ! J’ai lu dans le Peuple Souverain [3] le récit de son lamentable mariage avec la mère de ses enfants et les larmes m’en sont venues aux yeux [4]. Il faut être vraiment bien perverti et bien scélérat pour trouver le courage de rire devant une moribonde s’alliant avec un prisonnier. Pour moi j’aurais moins peur de rencontrer l’âme errante de Troppmannb [5] que de toucher du bout du doigt à un de ces sinistres coquins de plume qui se repaissent des agonies et des larmes dont ils sont la cause. Je sais gré à ton petit Victor [6] d’avoir assisté et réhabilité par sa présence le mariage de ce malheureux couple. Ce n’est pas pour rien qu’il est ton fils et il vient de le prouver une fois de plus. Je lui en suis personnellement reconnaissante. Je t’aime et je t’adore.

BnF, Mss, NAF 16393, f. 312
Transcription de Bulle Prévost assistée de Florence Naugrette

a) « attrappé ».
b) « Tropman ».

Notes

[1Expression à élucider.

[2Citation de l’air de La Belle Hélène (III, 5), opéra-bouffe en trois actes de Jacques Offenbach, livret de Meilhac et Halévy, représenté pour la première fois au Théâtre des Variétés, le 17 décembre 1864 à Paris. Victor Hugo, très vraisemblablement accompagné de Juliette Drouet, assista à deux représentations de la Belle Hélène à Bruxelles les 6 et 13 juillet 1865.

[3Le Peuple Souverain est un quotidien républicain parisien dont le premier numéro paru le 16 mai 1872 et s’acheva en septembre 1873. Composé des mêmes rédacteurs que le Rappel (Meurice, Lockroy, Vacquerie, Michelet) il se vend néanmoins moins cher, à 5 centimes le numéro. C’est un « journal à un sou ».
Pour l’inauguration de son premier numéro, Victor Hugo y publia un article dans lequel il encourage les rédacteurs, ses amis de longue date : « Depuis trois ans, avec le Rappel, vous parlez au peuple. Avec votre nouveau journal, vous allez lui parler de plus près encore. »

[4Henri Rochefort, alors prisonnier et condamné à l’exil, se maria le 7 novembre 1872 à Versailles à Marie Anastasie Renault pour légitimer les trois enfants qu’ils avaient eu ensemble. Ce mariage eu lieu un an à peine avant sa déportation en Nouvelle-Calédonie. Cet événement fut relayé par la presse qui en fit plusieurs gros titres, notamment la une du Petit Journal du 8 novembre 1872 avec un article de Thomas Grimm : « Ainsi que nous l’avons annoncé, le mariage d’Henri Rochefort a été célébré hier, à Versailles, mariage in extremis, pour la légitimation de ses enfants, auxquels il veut du moins laisser un état civil régulier. Nous aurions voulu nous borner à la constatation du fait et ne pas lui donner par la publicité un retentissement que les intéressés ne recherchent pas. Mais le mariage civil et religieux d’un des hommes qui ont un joué un rôle prépondérant pendant la Commune, est un événement considérable […] ».
Quant au Peuple Souverain, l’article du 8 novembre signé Gavroche est bien plus court et se veut factuel, sans fioriture ni dramatisation de l’événement : « Rochefort, après avoir fait ses adieux à sa femme, est remonté en voiture. […] les quatre amis de Rochefort, qui avaient servi de témoins à l’acte de mariage, ont obtenu l’autorisation de passer l’après-midi dans la cellule du prisonnier. Suivant le désir qu’il en avait exprimé, Rochefort est reparti hier soir pour Saint-Martin-de-Ré. »

[5Jean-Baptiste Troppmann, meurtrier qui défraya la chronique en 1869. Il est l’assassin de toute la famille Kinck et fut guillotiné en octobre 1870. Cette histoire est aussi connue sous le nom de « massacre de Pantin » et fut l’une des affaires les plus médiatiques relayée par la presse du Second Empire.

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