Jersey, 29 octobre 1852, vendredi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon cher petit Toto, bonjour, mon bon petit homme, bonjour, et merci, je suis très heureuse. J’ai rapporté de notre promenade d’hier beaucoup de joie et de bonheur voirea même des puces, ce dont je me félicite en souvenir et en reconnaissance de cette chère petite promenade. Cela ne m’empêche pas de penser avec regret que tu as manqué l’occasion de demeurer dans un des plus beaux endroits de l’île. Peste soit des cidres [1] et des [ROUX ?] de Saint-Hélier qui ont fait donner la préférence au Havre-des-Pas sur Gorey. Quant à moi, qui suis privée par contrecoup de cette admirable exposition, je bisque et je rage avec frénésie. Dans ce moment-ci ce doit être ravissant à Gorey ; la mer est pleine et le soleil brille comme au printemps. Toute la petite flotille de pêcheurs que nous avons vue hier doit être en train de sortir du port, ce doit être charmant. Décidément, cher petit Toto, vous avez été FAIBLE en ne résistant pas à l’engouement chimérique que vos femmes ont eu pour les plaisirs de la capitale jersiaise [2], qui, dans tous les cas, rime avec niaise comme toute bonne rime avec la raison. Dans ce moment-ci le souvenir de Ponto me traverse l’esprit comme un remords. Pauvre Ponto, que sera-t-il devenu ? Il nous attend peut-être encore sur le quai du port dans le fol espoir de nous voir ressortir de la maison où il nous a vusb entrer. Pourvu qu’il ait eu à souper et un gîte. Vrai, je suis un peu triste en pensant à cette pauvre bête si complètement oubliée par nous à cette distance de la maison. Je serais charmée d’apprendre qu’il est revenu de lui-même assez à temps pour prendre part au festin que tu offrais à Boichot [3]. En attendant je te baise de toute ma joie et de tout mon bonheur d’hier.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 107-108
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « voir ».
b) « vu ».
Jersey, 29 octobre 1852, vendredi midi ¾
Cher bien-aimé, quelle déception dans cette journée si bien commencée et si maussadement continuée. Je ne sais pas comment tu feras pour venir, surtout sans l’enveloppe imperméable que tu n’as pas encore achetée. Plutôt que de risquer de t’enrhumer ou, ce qui est pire, de te donner de vraies douleurs rhumatismales, j’ai le courage de sacrifier mon bonheur d’aujourd’hui en désirant que tu ne viennes pas. Il faut avoir un fameux courage pour cela mais je préfère de beaucoup la privation de ne pas te voir à l’inquiétude de te savoir souffrant. Je tâcherai de ne me souvenir que de mon bonheur d’hier et d’oublier l’ennui diluvien d’aujourd’hui. Je tâcherai de finir la note de Cournet [4] et puis je raccommoderai mes zardes. Tu vois que ce ne sont pas les occupations matérielles et manuelles qui me manquent. Mais tout cela, quelque multiplié que ce soit, ne remplit pas le vide de ton absence. Cependant je te le répète, mon cher adoré, j’aime mieux que tu ne viennes pas que de t’exposer à être malade. Et ton pauvre Ponto, où est-il ? Chez toi j’espère, car il a eu tout le temps de reconnaître que tu n’étais plus dans ce pays lointain et il ne lui aura pas été difficile de retrouver son chemin s’il n’est pas tout à fait une bête de chien. Quant à moi ma pensée et mon cœur font juste les mêmes évolutions que lui, courant devant et revenant devant notre omnibus hier. Elles vont, viennent, reviennent et donc revont vers vous avec toutes sortes de jappements tendres et affectueux.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 109-110
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette