Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1852 > Novembre > 19

Jersey, 19 novembre 1852, vendredi matin, 8 h.

Bonjour, mon cher petit bien-aimé, bonjour. M. DE C. fais-moi faire une connaissance afin que j’aie quelqu’un à qui parler de vous. Depuis hier j’ai une admiration rentrée qui m’étrangle et dont j’aurais aimé à me soulager dans l’oreille de quelqu’un ou de quelqu’UNE le sexe ne me fait rien pourvu que je puisse épancher le trop plein de mon admiration et de mon amour. Je ne sais à qui dire ce que j’éprouve à moins de te faire mon confident, ce qui doit t’ennuyera à la longue. Cependant je ne peux pas m’empêcher de te dire que je suis encore sous l’impression des terribles et splendides vers [1] que tu m’as lus hier. Quel effroyable ouragan de poésie et de sublime colère, mon grand bien-aimé. Cette trombe de mépris qui jaillit de ton âme balaye et foule autour du monde civilisé toute cette tourbe d’infâmes gredins dans le tourbillon de tes puissants vers. Ta justice distributive les traite comme ils le méritent. Sa majesté impériale soufflard [2] à l’œil poché comme il convient à cet empereur de cour d’assisesb. Les autres retirent à grand peine de l’ouvrage où ils sont tombés la tête la première leur sale défroque, galonnée, brodée, emplumée, qui sent mauvais et qui fait horreur. L’impétuosité de ton indignation les a si rudement secoués qu’ils sont là gisant tout meurtris et tout disloqués devant l’opinion universelle qui les regarde en se tenant le nez et en reculant de dégoût mais ta colère pareille à celle de Dieu élève jusqu’au ciel les victimes en précipitant dans la fange les immondes assassins. C’est grand, c’est beau, c’est effrayant et sublime comme une tempête où mugit le vent, où gronde le tonnerre, où brillent les éclairs. Mon Victor bien-aimé je t’aurais épargné toute cette vulgaire et grossière admiration si j’avais eu quelqu’un à qui me confier. Je t’en demande pardon en redoublant d’amour et d’admiration envers toi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 179-180
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « ennuier ».
b) « assise ».


Jersey, 19 novembre 1852, vendredi après-midi, 2 h.

S’il était possible, mon cher bien-aimé, que tu viennes me voir sans te déranger et sans interrompre ton sublime travail, j’en serais bien heureuse. Mais si cela te coûte un effort ou te distrait d’une seule de tes divines inspirations je te prie de ne pas venir et je te promets d’avoir du courage autant que je pourrai.
Quand je pense à l’œuvre surhumaine que tu fais, mon grand adoré, j’ai honte de me trouver sur ton passage si ce n’est pour écarter de toi les ronces et les pierres et pour baiser derrière toi la trace bénie de tes chers petits pieds. Aussi, mon vénéré et adoré petit homme, je t’attendrai autant qu’il le faudra, non sans tristesse, mais avec résignation et patience. Il fait toujours bien vilain temps mais c’est la saison en somme Du reste je ne m’en apercevrais pas si j’étais auprès de toi ou si j’avais à copier. Ce qui fait que je m’en préoccupe c’est que je suis toujours seule. Ce n’est pas que la solitude absolue me soit douloureuse mais elle me rend plus stupide encore je le sens et cela m’attriste mais qu’y faire ? M. DE C. fais-moi faire une connaissance c’est plus facile à dire qu’à faire à ce qu’il paraît aussi je renonce à vous le demander avec autant de politesse que de fine fleur de bon goût. Je me résigne à vivre toute seule dans mon coin quitte à me manger en huître au printemps prochain comme les faisans chinois qui vont à la mer pendant le dixième moisa de l’année. Mais d’ici-là je veux vous aimer et vous adorer de toutes mes forces et de toute mon âme pour vous faire BISQUER.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 181-182
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « moi ».

Notes

[1En novembre 1852 Victor Hugo compose plusieurs des poèmes clés qui seront intégrés à Châtiments publié un an après à Bruxelles (21 novembre 1853). Le 16 novembre il commence la rédaction de Nox, poème qui sert de prologue et offre en réduction le dessein général du recueil.

[2Napoléon III.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne