Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1852 > Mars > 15

15 mars 1852

Bruxelles, 15 mars 1852, lundi matin, 8 h.

Bonjour mon tant adoré, bonjour avec le reste de mon bonheur de deux jours, bonjour avec toutes les espérances de l’avenir, bonjour, comment vas-tu ce matin ? Est-ce que tu es déjà au travail ? C’est très tôt surtout si ce doit être l’habitude de tous les jours : à ta place, mon petit homme, j’aurais distribué mes heures autrement. Il est vrai que la nécessité de ne travailler que trois heures après le repas rend tout autre arrangement difficile. Tu as donc fait pour le mieux comme toujours et tu es mon pauvre ravissant bien-aimé que j’admire, que je vénère et que j’adore. Tâche de n’être plus souffrant et de venir me voir un tout petit moment avant ce soir. Je voudrais bien finir aujourd’hui mon stupide gribouillis pour reprendre ma ravissante besogne. Autant la mienne propre [1] m’est insipide, autant je trouve de charme et de bonheur à copier la vôtre [2]. C’est étonnant mais c’est comme cela. Aussi il n’y a pas de raccommodage ou de bavardage qui puisse me retarder aujourd’hui. Je vais me dépêcher de faire mes quinze tours pour me mettre d’arrache-plume à mon gribouillis jusqu’à ce que mort s’ensuive. Je ne me ferai pas tant priera quand il s’agira de griffouiller à même vous, il faudra me retenir au contraire. Oh ! Je voudrais déjà y être. Allons, hardie Juju, un peu de courage à la plume et demain tu te gobergeras [3] dans les belles choses de ton Toto. D’ici là tu n’as pas une minute à perdre et pas une bavette [4] à tailler ou à voir tailler. Il faut brûler le pavé à tes pattes de mouche et puis aimer ton Toto en toute confiance.

BnF, Mss, NAF 16370, f. 209-210
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « priée ».


Bruxelles, 15 mars 1852, lundi matin, 8 h. ½

Je devrais, pour aller plus vite, ne pas me payer mon arriéré de gribouillis je n’en aia pas le courage. C’est si bon et si doux de s’éterniser sur le mot je t’aime quand je pense que tes yeux le liront, qu’il m’est impossible de tourner court et de faire tenir deux gribouillis dans un. Ce n’est pas de ma faute, ce serait plutôt la tienne car si au lieu de m’exciter dans ce travers comme tu l’as fait jusqu’à présent, tu me disais une fois pour toutes que c’est ridicule et que cela t’ennuie, je t’assure que quel queb soit le bonheur que j’y trouve, je ne recommencerai pas. Prenez-vous en donc à vous, mon petit homme si je suis si bavarde et si filandreuse dans mes épanchements. Le jour où vous voudrez faire cesser toutes ces tendres inepties vous n’aurez qu’à dire un mot. Jusque-là j’userai et j’abuserai de la permission, attrapé. Je sais quelqu’un qui le serait bien agréablement, attrapéc, si on venait lui dire « Juju mets ton chapeau et ton châledet viens te promener avec moi ou chercher encore une fois le no 29 de la rue de la Limite ». Mais je n’aurais pas cette chance-là, ce serait trop bon et trop beau et le bon Dieu n’a pas coutume de me combler de sese faveurs trois jours de suite. Quand je dis le bon Dieu c’est le synonymef de Toto. C’est par pure couardise que j’emprunte ce pseudonyme ne voulant pas apostropher trop directement Votre divinité. Taisez-vous scélérat et tâchez de me combler de marchand de houille et de papier gris d’ici à très peu de jours. Je ne sais, je ne peux, je ne veux être heureuse que par vous, avec vous et pour vous. Prenez en votre parti et venez me voir le plus tôt possible. Je vous aime. Et vous attends. Je vous adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 211-212
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « n’en n’ai ».
b) « quelque ».
c) « attrappé ».
d) « schal ».
e) « ces ».
f) « synonime ».


Bruxelles, 15 mars 1852, lundi après-midi, 1 h.

Fidèle à ma résolution de piocher de bonne heure je viens de remonter avec la dernière bouchée de mon déjeuner encore dans la bouche malgré la présence attrayante du comte de Mélano [5] et le papotage de Mme [Kim-Goy  ?] [6]. Je me suis arrachée à toutes ces séductions pour venir m’installer à ma TABLE DE TRAVAIL d’où je ne sortirai que forcée par vous et contrainte par les baïonnettesa intelligentes de votre génie [7]. En attendant j’ai eu à essuyerb le feu d’une délicieuse conversation dans laquelle l’illustre Mélano employait le mot adopté pour adapté. Peu s’en est fallu que je lui entende roucouler la fameuse romance Dis-moi ma compagne [8]. Il s’est contenté de nous dire qu’elle avait un succès universel et que le sous-préfet de Gex [9], nommé par M. de Morny, la lui avait demandée pour que sa femme la chante le soir à ses administrés. Tu vois que je ne suis pas une femme bien à plaindre en ton absence puisque j’ai de si suaves compensations. Aussi je ne me plains pas. Seulement j’aimerais assez à changer, ne fût-ce que pour comparer. Venez donc bien vite, mon petit homme, si, comme l’indique le bilan de votre santé, vous sortez après votre déjeuner. Pauvre doux adoré, je sais que tu étais encore au travail ainsi que ton Charlot quand Suzanne est allée vous porter votre déjeuner. Quel déjeuner ! Surtout pour des hommes qui travaillentc de toute façon. Vraiment, je trouve que ce n’est pas assez. Tu ferais bien d’y faire ajouter 4 œufs sur le plat à tes deux petites côtelettesd. À ta place je n’hésiterais pas. Consulte l’appétit de ton Charlot qui sera de mon avis, je suis sûre, et puis aime-moi et viens me voir le plus tôt que tu pourras. D’ici là je te laisse comme un chien et je t’aime comme un loup.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 213-214
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « baillonnettes ».
b) « essuyé ».
c) « travaille ».
d) « cotellettes ».


Bruxelles, 15 mars 1852, lundi après-midi, 1 h. ½

Je suis impatiente de voir comment tu vas, mon petit bien-aimé. J’espère que ce petit dérangement d’entrailles n’aura pas persisté. Dans le cas contraire je te ferais tout de suite de l’eau de riz qui jusqu’à présent t’a toujours guéri du soir au matin. Il fait du reste un temps ravissant au soleil. Ce serait le moment d’en profiter toutea affaire cessante. Ce n’est pas parce que j’espère que dans ce cas-là vous pousseriez la générosité et la sublimité de venir me chercher pour trotter avec vous. Je ne suis pas si FADE ni si folle. Ce que j’en dis c’est par pure sollicitude pour vous et avec le plus profond désintéressement. Je ne sais pas pourquoi au contraire je flaire quelque hideuse déception en regard de mes deux ravissantes journées d’hier. Je suis payée du reste pour savoir que les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Aussi je ne serais pas étonnée si au lieu de vous avoir ce soir comme je le désire tant, vous aviez de votre côté quelque bon dîner et quelque merveilleuse soirée. Pauvre bien-aimé, si cela est je te promets d’avance d’être bien raisonnable, bien résignée et bien courageuse. C’est bien le moins en échange de tous ces sacrifices que tu fais à ma tranquillité et à mon bonheur j’en fasse à ton plaisir et à ta position. Va sans crainte et sans remordsb où on te désire et on t’admire. Tu n’en reviendras peut-être que plus heureux auprès de ta pauvre femme qui t’aime et qui t’adore. Je te le dis du fond du cœur, mon doux bien-aimé, je veux que tu sois heureux. Mon bonheur personnel n’est que le reflet du tien. Tâche de le faire si complet que je n’aie rien à désirer et rien à regretter.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370 f. 215-216
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « tout ».
b) « remord ».

Notes

[1Juliette achève la rédaction de son Journal du coup d’État. En effet, fin décembre 1851, après leur installation à Bruxelles, Victor Hugo demande à Juliette de rédiger ses souvenirs des événements liés au Coup d’État, ceux-ci pouvant enrichir la documentation rassemblée en vue de la rédaction d’Histoire d’un crime. À plusieurs reprises Juliette se plaint du caractère ingrat ou stupide de ce travail commencé en février 1852 comme du temps qu’elle est dans l’obligation d’y consacrer. Le manuscrit sera achevé le 22 mars 1852. Aujourd’hui conservé à la BNF (cote NAF 24799) il a été utilisé, parfois de manière littérale, par Victor Hugo comme l’atteste son commentaire en première page : « Elle. Son manuscrit. Très précieux. ». Le manuscrit a fait l’objet d’une édition complète par Gérard Pouchain en 2006 ; cf. Juliette Drouet-souvenirs 1843-1854, texte établi, présenté et annoté par Gérard Pouchain, Paris, Éditions des femmes, Antoinette Fouque, 2006.

[2Victor Hugo est en train de rédiger Histoire d’un crime.

[3Se goberger (fam.) : prendre ses aises, bien se traiter, faire bombance.

[4Tailler une bavette : bavarder.

[5Comte de Mélano : secrétaire perpétuel de la British Academy of Universal Industry, Science and Arts. Il sera le guide de Victor Hugo et Charles lors de leur étape londonienne entre Bruxelles et Jersey.

[6À élucider.

[7Lors de la réunion des États généraux à Versailles en 1789, Mirabeau, représentant élu du tiers état d’Aix, répond au représentant du roi, le marquis de Dreux-Brézé, qui intime aux trois ordres de siéger en chambres séparées conformément à la volonté du monarque, en ces termes : « Nous ne quitterons nos places que par la force des baïonnettes. » La formule est restée célèbre.

[8À élucider.

[9À élucider.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne